Le sens de la vie en cinq nuances
La vie a-t-elle un sens ? Cette question peut paraître plus adaptée au bac de philosophie ou à une fin de soirée au restaurant qu’à des recherches concrètes. Pourtant, comme beaucoup de questions apparemment très abstraites, celle-ci a des effets tout à fait concrets. Selon votre réponse, si vous en avez une, vous aurez des idées tout à fait distinctes sur ce qu’est la « vie bonne », sur ce qui est « mauvais » et comment l’éviter, et bien sûr sur ce que vous avez de mieux à faire.
Ce dernier aspect est sans doute le plus important. Pour vous orienter dans un monde chaotique, il vous faut une vision claire, une idée stable que vous ferez devenir réalité. Si vous n’avez pas de vision ou d’idée suffisamment claire et stable, vous passerez sans arrêt d’une chose à une autre et s’il est possible que vous appreniez quelque chose, vous n’en ferez peut-être rien. Tirer l’ordre du chaos demande un minimum de Jugement.
Un exemple d’idée directrice : certains croient que la vie toune autour de l’argent. Si vous avez quelques années d’expérience professionnelle, vous avez certainement rencontré au moins une personne de ce genre. Ces personnes ne sont en général pas dénuées de qualités. Ils (ou elles) sont motivé(e)s à travailler dur, à vivre au-dessous de leur moyen, à mettre de l’argent de côté. Et certains parviennent réellement à s’enrichir. Même si cela reste parfois tabou en France, à côté par exemple du monde anglo-saxon, le rêve d’enrichissement n’est pas l’attracteur le plus rare au monde, loin de là, et il est souvent efficace.
Why you should NOT be afraid of today’s changes
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Publiée par Bruno Marion – Futurist sur Mardi 14 mai 2019
Pour autant, ce genre de rêve a aussi son prix ! Combien d’entreprises se sont déjà faites attraper la main dans le pot de confiture, entre pollution, exploitation des employés ou encore artifices comptables pour rajouter quelques euros au bilan annuel ? Les personnes très concentrées – pour ne pas dire obsédées – sur les €€€ ont vite tendance à négliger le côté humain des relations et, quand elles en ont une, leur famille. Avoir l’argent comme attracteur et comme source de sens aide sans aucun doute à s’enrichir, mais est-ce tout à fait sain ? Et on pourrait en dire autant de plusieurs « la vie, c’est avant tout ____ » aussi.
Afin de vous aider à avoir quelques idées sur cette question abstraitement mais aux conséquences paradoxalement concrètes, voici 5 exemples de réponses à la question du sens de la vie. Toutes ont leurs qualités et leurs défauts.
1. Constructivisme : la vie est ce qu’on en fait
Le premier verset de la Bible est bien connu. « Au commencement, Dieu créa le ciel et la Terre ». Les versets suivants mentionnent les eaux primordiales, mais ne disent pas qu’elles ont été créées par Dieu. Certains voient ici l’indication que Dieu n’aurait pas tout créé, mais simplement construit la « Création » à partir d’une matière déjà présente. Des historiens de la franc-maçonnerie voient la même idée dans le nom de « Grand Architecte de l’Univers ». Irait-on demander à un architecte de fabriquer lui-même les matériaux avec lesquels son immeuble sera construit ?
Depuis, le postmodernisme s’est efforcé de mettre ce pouvoir divin entre les mains de l’individu. Personne ne devrait être contraint(e) à des rôles traditionnels si ceux-ci ne sont pas désirés. À chacun(e) le droit de construire sa propre vie ! Tout ce qui est partagé est une construction sociale, et quand quelqu’un voit dans quelque chose plus que cela, ce ne serait qu’une ruse pour contraindre les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas.
Tel est le fond d’un passage philosophique connu, l’analyse du garçon de café de Jean-Paul Sartre :
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client… Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.
Le garçon de café serait de mauvaise foi, dit Sartre, parce qu’il prétend n’être que son rôle social et rien d’autre. Il doit vivre un mensonge pour incarner pleinement ce rôle qu’il n’a pas créé. La société opprime l’individu lorsqu’elle l’emprisonne dans un rôle : chacun(e) devrait plutôt créer, choisir, peut-être toucher un peu à tout pour ne négliger aucune partie de son potentiel.
La pensée constructiviste est largement une histoire d’émancipation, mais elle n’est pas non plus la panacée qu’on a pu parfois y voir.
D’abord, comme avec l’incertitude, on ne peut jamais être sûr d’avoir faire le meilleur choix, il est toujours possible qu’un autre choix ait pu donner de meilleurs résultats, et prétendre à une responsabilité totale en tant qu’individu devient vite très lourd.
Ensuite, beaucoup ont remplacé le constructivisme par la déconstruction et autant il est naturel de parfois détruire l’ancien pour faire place au neuf, autant il est aussi beaucoup plus facile de détruire que de construire, et ce n’est pas forcément réjouissant. Est-il sage de déconstruire sa maison quand l’hiver arrive ? Enfin, le constructivisme peut glisser vers le relativisme, le « tout se vaut », ce qui peut être franchement destructif pour le vivre-ensemble.
2. Réalisme : l’univers est fait de principes absolus
Poussé à l’extrême, le constructivisme nous enjoint à croire que tout vient des croyances et des désirs humains. Cela pourrait emprisonner chacun(e) dans sa bulle de croyances et de désirs personnels et, comme le remarquait le philosophe américain Hilary Putnam, revient à nier le réalisme de la science et à transformer les découvertes scientifiques en miracles.
La réalité est ce qui ne disparaît pas, peu importe ce que nous croyons ou voulons bien croire. La science et la pensée des Lumières ont pris leur place en rejetant les dogmes de l’Église, principes absolus proclamés, pour chercher de vrais absolus. La géométrie euclidienne n’a pas besoin d’inquisition pour s’assurer que chacun y croie. Et si les mathématiques actuelles ont élargi la géométrie depuis, notamment avec la géométrie non-euclidienne fractale, il paraît absurde de vouloir « déconstruire » les fractales ou la gravité, aussi oppressives puisse-t-on éventuellement les trouver.
De temps à autre, lorsque la scène culturelle est remplie de systèmes de croyances, de philosophies distinctes, de cultes ou d’autres contenus de ce genre, quelqu’un s’impose et établit un centre indisputé. Platon et Aristote ont intégré toutes les idées des sophistes en vogue à leur époque dans leur propre système, fût-ce pour les réinterpréter ou les rejeter. Le christianisme des premiers temps a brisé les idoles avec une rage fanatique pour forcer tous les citoyens romains à vénérer le Christ rescussité. Beaucoup plus tard, début XXe siècle, les premiers philosophes analytiques ont ridiculisé les idéalistes absolus – un courant philosophique aujourd’hui largement oublié – pour imposer des standards logiques élevés sur la philosophie anglo-saxonne.
Ce phénomène semble constituer un cycle naturel. Et nier la nature parce qu’elle serait oppressive ou immorale revient à se condamner à l’ignorance : la nature est ce qu’elle est, peu importe que nous la jugions immorale, perfectible, ou bonne comme elle est. La science a réussi parce qu’elle était efficace et en accord avec la réalité.
Cela vaut non seulement pour les mathématiques et la matière non-organique, mais aussi pour l’être humain. L’espèce humaine possède bien des universaux, du parler bébé à toutes sortes de classifications des choses qui nous entourent, que l’on retrouve dans toutes les cultures et à toutes les époques et qui font l’objet d’une longue liste (en anglais).
Quel impact sur notre sens de la vie ? Les Stoïciens, qui font l’objet d’un véritable culte chez nombre d’entrepreneurs aujourd’hui, disaient que nous devrions distinguer avec attention ce que nous pouvons contrôler et ce qui est hors de notre pouvoir. Les choses qui tombent dans la seconde catégorie devraient être acceptées avec sérénité.
L’idée resurgit dans les propos du Mérovingien, l’un des grands vilains de Matrix et philosophe réaliste à ses heures :
Nous luttons pour y échapper, nous nous battons pour le nier, mais c’est là une vaine prétention. C’est un mensonge. Sous notre apparence posée, nous sommes en réalité tout à fait hors de contrôle. La causalité, on n’y échappe pas. Nous en sommes pour toujours les esclaves. Notre seul espoir, notre seule paix intérieure, consiste à comprendre ce qui existe et pourquoi cela existe.
Pourtant, ce qu’on pourrait appeler l’absolutisme est tantôt insuffisant, tantôt excessif.
Il est insuffisant pour vraiment répondre à la question du sens de la vie, car la science, rejetant la subjectivité et ses biais, tend à séparer faits et valeurs, ce qui réintroduit le relativisme. À elle seule, la science ne donne pas de sens à la vie. Ce constat quelque peu déprimant peut exliquer pourquoi, dans les années 1960, tant d’étudiants ont rejeté une pensée analytique devenue vieille et embrassé le New Age qui promettait bien plus.
Il est aussi trop fort quand la rigidité, la pesanteur des absolus semble nous rappeler sans cesse notre condition limitée et tout ce que nous ne pouvons pas faire.
3. Singularisme : le but de la vie, c’est de s’auto-réaliser
Chacun(e) est unique. La science elle-même le reconnaît, chacun(e) a un ensemble gènes unique au monde, à l’exception des vrais jumeaux, mais même eux peuvent avoir une expérience de la vie différenciée et développer des capacités distinctes. Cette nuance diffère du constructivisme en ce qu’elle peut très bien être cohérente avec une vision essentialiste, ou absolutiste, du monde. Il s’agit moins de construire ce qu’on veut que, comme dirait Nietzsche, de devenir ce que l’on est.
La quête de réalisation de soi a fait revivre des théories de la personnalité, toute une littérature initiatique, peut-être un peu d’ésotérisme et beaucoup d’artisanat. Les bières artisanales, le fait maison, le bio incarnent nettement cette recherche de l’authenticité, qui se marie bien avec l’entrepreneuriat à petite échelle. Jusqu’ici, cette nuance de sens de la vie a eu de bons résultats. L’économie même du partage s’appuie sur des individus qui vendent leurs compétences ou leurs productions, parfois très pointues, sur un marché qui peut englober le monde entier.
Le singularisme convient aux individus créatifs et en particulier à ceux et celles qui ont des talents particuliers.
Cependant, même si ce n’est pas très politiquement correct, tout le monde n’a pas une personnalité ou des compétences hors du commun. Promu au rang de principe social, ce qui convient sûrement à quelques-uns risque de devenir une recherche éperdue, non de réalisation de soi, mais de passer pour quelqu’un de « spécial ». La simple normalité devient synonyme de médiocrité.
Là encore, cette nuance de sens peut détruire notre capacité à vivre ensemble, le territoire de chacun(e) devenant tôt ou tard une limite à la croissance d’autrui. Cela peut aussi mener au tribalisme si le soi passe de l’individu à la tribu, pour ne pas parler du nombrilisme.
4. Au-delà de l’ego : le but de la vie, c’est de tous fusionner
Cette nuance-ci est peut-être l’une des plus anciennes qui soient. Opposée au singularisme, elle peut sembler un peu passée de mode, mais garde une sorte d’appel hors du temps et se retrouve elle aussi dans toutes sortes de cultures et de lieux.
Les anciens cultes védiques et leur héritier hindou moderne affirment que le plus grand bien est de ne pas revenir sur Terre après la mort. L’existence humaine est perçu comme limitative, remplie de maux et d’illusions, et la meilleure chose que l’on puisse espérer serait d’être libéré d’un cycle de réincarnations sans fin. Si on est chrétien, on doit croire que le paradis signifie partager la béatitude divine, comme tous les autres admis au paradis, voire fusionner avec le Divin.
Après tout, si les limites sont des entraves, si l’ego est une illusion, le « deviens ce que tu es » de Nietzsche n’est-il pas synonyme de fusion ? Au-delà de ce qui, en nous définissant, nous sépare ?
L’accélération des voyages et de la communication a longtemps semblé incarner cette tendance. Les principes nationaux se sont émoussés, les conflits armés ont fortement diminué, le village global a pris forme, et si personne n’avait revendiqué de nouvelles identités exclusives et déclenché de nouvelles guerres, qui sait jusqu’où nous aurions pu aller ?
Mais même en ayant une vision aussi positive que possible de cette nuance, le désir de fusion ou au moins de communion a autant de part d’ombre que les autres nuances déjà vues. L’hypersocialisation nourrit le conformisme. Les singularités individuelles deviennent mal vues.
La quête de consensus, en particulier lorsqu’elle sort des sciences et invoque des principes dits éthiques, menace le pluralisme. Dès 1987, le philosophe politique Allan Bloom dénonçait une « fermeture » du monde universitaire sur lui-même au nom même de l’inclusivité, avec une fenêtre d’Overton de plus en plus étroite et beaucoup d’idées, mêmes vraies ou probables, raillées ou réprimées.
Peut-être qu’un réaliste est juste quelqu’un qui ne veut pas spécialement sortir des différences, et peut-être que quelqu’un adhérant davantage à cette nuance veut simplement détruire les réalités qui le gênent… si vous commencez une discussion avec ça, vous n’aurez peut-être jamais fini d’en parler !
5. Fractalisme : la vie est de plus en plus fractale
Jusque-là, toutes ces tendances semblent s’opposer entre elles. Pourtant, toutes font résonner des cordes profondes. L’une peut nous attirer plus que les autres, mais toutes ont un élément de vérité. Comment pourrait-on en choisir une plutôt que les autres ? A fortiori si on ne veut pas glisser dans l’excès ?
Quand on sait que le monde devient de plus en plus fractal, on n’a peut-être pas besoin de choisir. Un monde fractal est plus complexe, plus instable, mais au final moins contradictoire et moins limité. Nous sommes tous plus semblables, nous nous rencontrons plus souvent, mais chacun(e) a à parcourir un chemin peut-être plus dissemblable que jamais par rapport à ceux de ses voisin(e)s. Nous sommes tous plus différents les uns des autres, Facebook propose 52 genres parmi lesquels choisir à l’inscription, les enfants dits de troisième culture se multiplient, et pourtant nous sommes plus capables d’empathie qu’avant. Nous avons à la fois plus de liberté pour construire et une meilleure connaissance du monde dans lequel nous vivons, âge de l’information oblige.
Tout cela est à peu près cohérent. Étant auto-récursives, les fractales font émerger un peu de tout à chaque niveau et dans chaque partie. Cela existe depuis longtemps dans la nature et devient de plus en plus vrai dans nos vies.
Cependant, si je dis à peu près cohérent, c’est qu’harmoniser les détails de tout cela dans nos propres vies n’est pas toujours simple ! Dans un monde fractal, le plus gros problème est celui de l’équilibre : éviter de tomber dans un excès ou dans l’autre, ou échouer à réconcilier des éléments apparemments contradictoires et finir déprimé(e).
Retrouver un peu des quatre nuances déjà évoquées, quitte à jongler parfois entre elles, est certainement plus intéressant que d’en choisir une ou deux à l’exclusion des autres. C’est un défi. En même temps, cela rend cohérent ce que nous avons dès le départ en nous-mêmes.
Oui, il est possible de lutter pour tailler son propre chemin – pas celui de n’importe qui, le sien – tout en espérant que les humains de toute origine reconnaissent mieux ce qu’ils ont en commun. Et s’il y a encore de la contradiction, peut-être avons-nous juste besoin d’un acte de foi.
L’émergence du monde de demain a ses propres conditions. Vous êtes peut-être parfaitement satisfait(e) d’un sens de la vie où rien de fondamentalement nouveau n’apparaît, où tout ce qui compte a déjà été découvert. Si c’est le cas, peut-être devriez vous garder l’esprit ouvert, de rester inclusif(v)e et empathique, afin que, si quelque chose de nouveau doit émerger, si un saut évolutionnaire nous attend encore quelque part, cela ait de meilleures chances d’arriver.

Image : LabsPony
Et si cela doit passer par l’intelligence artificielle, voire par la singularité transhumaniste, comme le soutient le jeune spécialiste de l’IA David Friml… pourquoi pas ?
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