La vérité d’un monde fractal
Cet article est inspiré de mon livre Chaos, mode d’emploi, chapitre « Le collectif : une société, des institutions, un apprentissage et des organisations, plus fractals ? »
Dans le deuxième volet de Matrix, Neo, Trinity et Morpheus se rendent dans un restaurant très spécial. Perché en haut d’un gratte-ciel, complètement refermé par les murs de celui-ci, ce restaurant chic nommé Le Vrai est aussi l’une des résidences non-officielles du Mérovingien, un programme conscient puissant qui agit en chef mafieux sans scrupules. « Merv » détient un autre programme, le Serrurier, prisonnier dans son château, et les trois héros tentent de négocier sa libération.
Sous l’impulsion du Mérovingien, la discussion prend un tour étonnamment philosophique. Le mafieux explique que tout dans le monde a une cause, une raison d’être, un début comme une fin. Morpheus, plus kantien, n’est pas d’accord : « tout commence avec un choix ». Un choix fondateur, souverain, conçu comme premier. Ce à qui le Mérovingien répond par un passage d’anthologie :
Non. Faux. Le choix est une illusion créée entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas… Nous luttons, nous nous battons pour le nier, mais ce n’est qu’un prétexte. Un mensonge. Sous nos apparences soignées, nous n’avons en vérité aucun contrôle. La causalité ne laisse pas d’échappatoire. Nous sommes ses esclaves pour toujours. Notre seul espoir, notre seule source de paix, est de la comprendre, de saisir le pourquoi. Le « pourquoi » est ce qui sépare le nous du eux, ce qui me sépare de vous. Le « pourquoi » est la seule vraie source du pouvoir. Sans lui, vous ne pouvez rien. Et c’est comme ça que vous êtes venus me voir aujourd’hui, sans pourquoi, sans pouvoir. Vous n’êtes qu’un maillon parmi d’autres dans la chaîne des causes…
Matrix est une oeuvre cinématographique des plus fascinantes. De longues années après, des aficionados débattent encore sur le sens caché de telle ou telle scène, et si certains veulent voir dans le Mérovingien une sorte de Satan déguisé (en anglais) ou un prototype moins humain de la gentille et sympathique Oracle, d’autres ont fait remarquer que celle-ci survit à Neo et retrouve l’Architecte, démiurge de la matrice, à la fin du troisième volet, et l’on voit les deux bavarder avec une familiarité que des opposants ne sont pas supposés partager. Neo, l’Élu, fait figure de héros magnifique, mais l’Élu même est une fonction créée par l’Architecte. Neo n’a-t-il été qu’un pion, manipulé par les ordres déguisés de l’Oracle ? Le film est trop ambigu pour permettre des réponses univoques. Ce qui devrait d’ailleurs plaire aux amateurs d’interprétations au pluriel.
De la même manière, le monde chaotique dans lequel nous vivons est fait à la fois de choix et de causes. Il est d’abord fait de possibles. Rien n’est gravé dans le marbre. Au lieu de la causalité binaire, mécanique que le Mérovingien avait à l’esprit, nous vivons au milieu de facteurs et de tendances innombrables, de petits et de grands équilibres, de durées de vie non définies et de besoins toujours changeants. Le chaos implique le possible et, à première vue, nous semblons aujourd’hui plus libres que jamais. D’un autre côté, l’agilité est une nécessité qui s’impose à nous et ce que nous faisons peut relever plutôt de l’adaptation, voire du suivisme, que du libre choix. Sommes-nous « vraiment » libres ou passons-nous notre temps à nous faufiler dans des structures que nous ne créons pas ?
Vivre d’abord, comprendre après
C’est le genre de question qu’on se pose quand on se sent forcé à faire ceci ou à ne pas faire cela. Quand on accepte une offre d’emploi parce qu’on doit se nourrir, qu’on continue des études qui ne nous intéressent plus pour avoir le diplôme, et ainsi de suite. Le problème n’est pas nouveau et plusieurs ont tenté d’y apporter une réponse.
Ainsi, certains parlent de « co-construire » nos accords, de négocier nos relations, de personnaliser nos projets afin d’éviter que des structures créées par d’autres nous forcent. D’autres, comme le créateur du concept d’antifragilité Nassim Taleb, attachent une grande importance aux alternatives et aux options qui nous permettent de vraiment décider. D’autres encore ont redécouvert le stoïcisme antique et y voient un moyen de cultiver sa liberté intérieure. En méditant sur ses désirs, ses sentiments, ses perceptions, en se posant les bonnes questions – les habitués du blog savent que mes invités, sans se concerter, recommandent presque tous de méditer régulièrement – on peut apprendre à voir les obstacles comme des opportunités et à se distancier des influenceurs qui peuplent notre paysage médiatique.
Toutes ces réponses ont quelque chose d’essentiel en commun : elles sont pratiques. Vous n’avez pas besoin d’étudier des théories de l’esprit compliquées ou d’avaler des volumes de polémiques philosophiques pour comprendre ce qu’est un monde devenu fractal. Pour éviter d’être porté comme une feuille sur les courants chaotiques parmi lesquels nous nageons, vous devez agir. Cela peut être une action intérieure, subtile d’abord, comme aborder un nouveau domaine ou parler à des personnes que vous n’auriez jamais abordé. Cela ne se résume pas à écrire des dissertations où l’on parle comme si on n’avait aucune place dans le monde. Pour connaître la vérité du monde, vous devez d’abord vous y aventurer. Tout ce qui est théorique vient en second. (Ou en troisième, après l’intuition et l’instinct.)
Un Macron plus fractal que Hillary Clinton
Dans un monde stable et linéaire, on peut se permettre de regarder les antécédents et de faire des projections. Quelle est la tendance ? C’est ainsi que fonctionnait la sociologie dans les années 1950. Si on met les deux guerres mondiales de côté, un sociologue pouvait alors travailler tout à fait correctement en se contentant de prolonger les lignes sur ses graphiques. Aujourd’hui, cette méthode est inopérante, car le monde a changé. Nous tirons nos conclusions, non de projections, mais de scénarios.
En 2016, la plupart des sondages électoraux américains voyaient Hillary Clinton élue présidente. Un sondage, pourtant, n’est pas une garantie. Il n’est au mieux qu’un instantané de l’opinion publique, et encore faut-il disposer d’un échantillon représentatif. Nous savons aujourd’hui qu’il n’est plus possible de vivre dans des bulles, sous peine de se retrouver à croire qu’un Donald Trump n’a que 15% de chances d’être élu. Mais hors de la bulle où vous vivez peut-être se trouvent plusieurs mondes interconnectés, certains des bulles avec leurs propres règles et références, d’autres porteurs d’influences et d’espoirs peu connus. Plus que jamais, nous avons besoin de bonnes lunettes pour dépasser les barrières des disciplines académiques et des classes sociales.
Heureusement, même si prédire le futur est plus difficile que jamais, nous pouvons avoir une bonne idée de ce qui peut marcher. Certains commentateurs politiques ont expliqué la défaite de Hillary Clinton par le fait qu’elle se serait trop focalisée sur sa propre personne et sur l’attaque de son adversaire, au point qu’elle n’aurait plus symbolisé que le statu quo, tandis que Donald Trump, derrière ses déclarations fracassantes, aurait su « vendre » à ses électeurs un projet. Emmanuel Macron, lui, n’a pas fait cette erreur. Il a beaucoup moins attaqué sa rivale Marine Le Pen qu’il n’aurait pu et a préféré insister sur son projet. Au lieu de se présenter comme un choix évident et inévitable, il a expliqué lors du débat présidentiel comment sa politique aiderait le paysan du Cantal à viser une clientèle internationale. Et il a gagné.
Dans un monde chaotique, un jeune presque inconnu, comme l’était Macron avant que François Hollande le nomme ministre, peut gagner une élection présidentielle là où un « grand nom » comme Hillary Clinton peut perdre. Si vous ignorez la nouvelle donne et croyez qu’un nom « de référence » suffit pour réussir, même une fondation pesant des dizaines de millions de dollars et le soutien de presque tous les milieux cultivés de la planète ne vous sauvera pas. C’est cela, la réalité du chaos. D’un autre côté, et c’est ici simplement l’autre face de la même pièce, agir en osmose avec le monde tel qu’il est peut vous porter au sommet.
Demandez donc à Benoît Wojtenka. Créateur du site Bonne Gueule avec quelques amis, Benoît s’est concentré sur un segment de marché plutôt négligé, le conseil vestimentaire pour hommes. Et tandis que les magazines masculins distribués en kiosque se sont contentés de conseils superficiels et de se copier les uns les autres, l’équipe de Bonne Gueule a préféré faire ses propres recherches, ses expériences, fonder son propre réseau. Ce qui a bien marché. Le site est aujourd’hui numéro un de l’Internet francophone dans son domaine.
La fractale passe par (l’économie du) partage
Dans une économie de partage, chacun fonctionne de plus en plus comme une cellule. Si certaines cellules sont plus spécialisées que d’autres, toutes ont ceci de particulier qu’elles consomment et produisent, les deux fonctions étant en équilibre au sein même de la cellule. Ceci vaut dans tous les domaines : depuis le début des années 2000, le microcrédit a connu une croissance fulgurante. Au lieu d’aller à la banque, vous pouvez demander à plusieurs micro-investisseurs réunis de vous prêter à intérêt, même si vous êtes issu d’un pays dit pauvre. Dans le même ordre d’idées, beaucoup de gens se sont équipés de leur propres moyens de production d’énergie, par exemple des panneaux solaires ou des éoliennes. Ma maison résiliente dispose d’une petite éolienne et celle-ci suffit à produire plus d’électricité que je n’en consomme !
Nous sommes tous amenés à devenir producteurs et consommateurs, emprunteurs et créditeurs. AirBNB et Uber sont la partie émergée de l’iceberg.
Beaucoup de processus sont plus efficaces et se déroulent à plus petite échelle qu’avant. Ils sont aussi moins supervisés et plus difficiles à superviser. Le micromanagement ne tient plus. Nous devons apprendre à apprendre, à désapprendre, à nous mettre à jour tout au long de la vie. Nos processus sont moins rigides et orientés vers un but clairement défini, mais plutôt flexibles, agiles et autorégulés. On peut voir et sentir comme un citoyen du monde, au-delà des frontières nationales, mais oublier de réguler son propre système et environnement peut mener tout cela à la ruine.
La vérité d’un monde fractal n’est pas facile à expliquer. Elle est plutôt à comprendre, à intuitionner, par des dizaines d’expériences et de tentatives. Comme dirait le philosophe intégral Ken Wilber et comme dit dans mon livre Chaos, mode d’emploi, les processus bien alignés avec l’ordre fractal émergent favorisent ce que les philosophes de l’antiquité la plus reculée considéraient comme des Transcendantaux :
Ils font émerger le beau : la vision partagée, l’inspiration, la créativité permanente
Ils promeuvent le bon : la culture commune, les liens, l’interdépendance des éléments de l’organisation et de toutes les partie prenantes y compris extérieures à l’organisation (par exemple autorités, banques, actionnaires, etc. dans le cas de l’entreprise)
Ils assurent le maintien permanent du vrai : la réalité des aspects financiers, le respect des lois
Si les frères Wachowski relançaient Matrix, j’espère qu’ils mettraient le Mérovingien au diapason et que son restaurant disposerait désormais d’un piscine à boule pour les enfants, d’une petite bibliothèque et d’un salon spécialement réservé aux dégustations de vins.
Cela dit, un Mérovingien régnant sur tout ça ne serait peut-être plus tout à fait un méchant !
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