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Qui êtes-vous ?

Un ami m’a récemment raconté une histoire curieuse. Il buvait une pinte avec un ami à lui. Ce dernier, passablement éméché, lui demande soudain : « qui es-tu ? d’où viens-tu ? » Mi-plaisanterie, mi-sérieuse, la question ressemble à ce que certains sur le Net appellent un shit test. Elle semble toute simple et n’en a que plus d’impact. Mais curieusement, mon ami a eu beaucoup de difficultés à y répondre de façon courte. Non parce qu’il n’avait rien à dire, mais au contraire parce que plusieurs réponses différentes et quasiment contradictoires lui venaient à l’esprit.

Plus nous évoluons dans des cultures diverses et plus nous devons mettre des masques. Ces cultures ne viennent pas forcément de pays ou de continents éloignés. Une personne dont les parents sont d’origines sociales différentes devra probablement adopter des manières différentes au sein de chaque famille, et se sentira peut-être plus chez elle d’un côté que de l’autre. Plus encore : selon l’humeur ou les circonstances, ce ne sera pas toujours du même côté !

Tout cela créée un problème évident. Qui suis-je ? On peut être « fonctionnel » dans plusieurs milieux différents, saisir les codes et les références, naviguer avec plus ou moins d’aisance. Mais la compétence sociale, toute avantageuse qu’elle soit, ne nous dit pas qui nous sommes. Comme me le disait un autre ami en plaisantant, une musicienne douée peut techniquement jouer la Sonate au clair de Lune de Beethoven et faire des mouvements de twerk, mais pas faire les deux au premier degré.

Quand les mondes entrent en collision

On a souvent l’impression que le vivre-ensemble, notre capacité à bien vivre et à bien « fonctionner » au sein d’une même société, souffre. Les représentants souvent autoproclamés de tel groupe ou telle tribu ne cessent de commenter l’actualité avec un biais hostile, et ce qu’ils gagnent en statut social se traduit, multiplié, en haines mutuelles. Des valeurs et des ensembles de références différents peuvent parfaitement coexister, voire donner lieu à des nouveautés émergentes, mais trop souvent le moindre événement ou non-événement donne lieu à des accès de rhétorique « identitaire » qui montent les gens les uns contre les autres.

Malheureusement, cette tendance s’exprime surtout sur Internet, ce lieu magique qui permet aussi de s’exprimer dans un presque total anonymat et où toutes sortes de comportements inacceptables dans le monde réel sont récompensés par des milliers de vues, clics et commentaires. Et cela ne vient pas forcément toujours des mêmes personnes. Comme l’expliquait Cass Sunstein, professeur à Harvard et conseiller de l’ancien président Barack Obama, il peut suffire d’une infime divergence pour susciter une opposition croissante entre deux groupes de personnes. Chaque groupe gagne alors une identité de plus en plus marquée au détriment des relations de ses membres avec l’autre groupe.

Vous vous rappelez certainement l’incendie qui a ravagé la très ancienne charpente de Notre-Dame-de-Paris en avril dernier. L’événement a eu une ampleur mondiale. Partout sur la planète, des millions de personnes ont pu voir en direct les flammes dévorant des poudres de plusieurs siècles. Pour quelqu’un d’a minima éduqué, il devrait sembler évident que la cathédrale Notre-Dame est un bijou d’art humain, l’incarnation unique d’une beauté hors du temps. L’UNESCO l’a déclaré patrimoine mondial de l’humanité dès sa création. On ne devrait, bien entendu, pas avoir besoin d’être catholique, croyant ou encore moins descendant de bâtisseurs de cathédrales pour s’attrister de l’évènement (même si, qui sait, quelque chose de mieux remplacera peut-être la charpente brûlée).

Mais tout cela est-il si évident ? Un certain nombre d’individus de confession musulmane se sont ouvertement félicités de voir un lieu de culte « infidèle » brûler. Certes, ces individus sont très certainement une petite minorité dans leurs propres communautés. La plupart sont jeunes et pensent plus au plaisir immédiat de faire réagir qu’aux conséquences à long terme de tels propos. Bien évidemment, on pourrait aussi être tenté de ne pas en parler, ne serait-ce que pour éviter que l’extrême droite l’instrumentalise à son profit. Cependant, si ignorer des propos malheureux était peut-être la meilleure chose à faire il y a dix ans, cela ne l’est plus aujourd’hui. Les « identitaires » sont les premiers à se faire écho les uns aux autres, avec des médias officiels qui désormais les suivent. À l’ère de Twitter, de Facebook et du « buzz », quelques centaines d’individus sont plus qu’il n’en faut pour créer une spirale de polarisation.

Et il n’y a pas besoin de références « ethniques » pour que le phénomène ait lieu. Selon le normalien Hakim El Karoui, on assisterait aujourd’hui à une lutte des âges entre la génération du baby-boom (nés entre 1945 et 1964) et celle des millennials (nés entre 1985 et 2004). Dans leur ensemble, les premiers possèdent un fort patrimoine et notamment dans l’immobilier. En 2008, lorsque la crise financière a menacé de détruire les fonds de très nombreux jeunes retraités américains, le sauvetage des banques par l’État américain a permis de sauver bons nombres de patrimoines. Mais l’endettement public n’a fait qu’augmenter et on craint que le prix soit payé par les générations futures.

Il n’en faut pas plus pour entendre des jeunes parler de « boomerisme » et amalgamer toute une génération dans une caricature de « vieux profiteur » qui passerait sa vie à boire du champagne en croisière. D’un autre côté, cela fait des années que des caricaturistes d’âge vénérable aiment se moquer de millennials qu’ils perçoivent comme maladroits, accros à leurs smartphones, incapables de se concentrer – ce qui implique en creux qu’eux-mêmes se perçoivent comme supérieurs aux jeunes caricaturés… Une fois de plus, des identités sociales et des références culturelles prennent forme par le conflit.

« Hors de ma tribu, tout est faux, rien n’a de sens »

Comment naviguer dans un monde riche en univers socioculturels divers lorsque ceux-ci ne sont plus seulement des espaces, mais des tribus, hérissées de frontières et d’hostilités latentes ? Certains se choisissent volontairement une tribu. Ceux ou celles-là sont souvent les plus bruyants et les premiers à nourrir les conflits. Quel que soit leur lieu de naissance, leur origine, leur sexualité, leurs références… ces « identitaires » sont presque toujours des jeunes et lorsqu’on a vécu des décennies durant dans un monde où tout cela restait très marginal, il est facile de condamner l’« identitarisme » en bloc comme un ennemi de la démocratie, de l’humanisme et de l’universalité.

Mais là encore, la déconstruction ne s’est pas arrêtée à ceux qui ont lu Foucault. Certains n’hésitent plus à dire que vouloir vivre ensemble est une marque de « classisme » ou d’« âgeisme ». Ce qui n’est pas entièrement dénué de base : quand on a déjà eu le temps de faire sa place au soleil et de maturer, garder la tête froide et rester humain au sens le plus profond du terme est sûrement plus facile. Beaucoup de jeunes ont bien du mal à trouver leur place dans les soubresauts de notre monde en mutation. Ils n’ont pas appris à utiliser le chaos à leur avantage ou à trouver les rêves qui les feront avancer. À défaut de s’adapter à l’incertitude, ils regrettent une époque qu’ils n’ont jamais connue et où la vie était moins fractale (mais aussi moins riche !). Dès lors, la rhétorique tribaliste devient très tentante, car elle aide à trouver facilement une identité, quitte à causer des dommages incalculables à long terme.

« Hors de ma tribu, tout est faux, rien n’a de sens. » Certains semblent sentir que seule la tribu, leur tribu, leur donne un espace où ils ou elles peuvent réellement être eux-mêmes. Hors de la tribu, il n’y aurait que des faux-semblants, des rôles sociaux plus ou moins artificiels, des jeux politiques. Mais en trouvant son identité dans un tribu, on se rabaisse au niveau de la cellule sans conscience propre. Et on reste aveugle à ce qu’on aurait pu faire par soi-même et devenir si seulement on avait agi plus intelligemment.

Identité : construisez la vôtre

Pour paraphraser une formule bien connue, vivre ensemble est le pire des choix à l’exception de tous les autres. Il ne s’agit pas seulement de grands principes. La démocratie libérale, « grande société » des libéraux ou « société ouverte » des sociaux-démocrates, garantit les droits de l’individu et permet à chacun ou chacune d’exister librement sans la contrainte de la tribu. Elle permet à chacun de faire ses propres choix, ce qui est indispensable pour se connaître et se trouver vraiment. En d’autres termes, le vivre-ensemble est nécessaire tant à la croissance économique qu’au vrai bonheur de vivre. L’alternative, c’est la destruction de la société et la régression à des esprits de clocher qu’il est probablement vain de comparer.

Allégorie de l’émergence. (Peinture : Nick Gaetano)

Vivre dans un monde trop étroit endommage la personnalité. Les jeunes « identitaires », quelle que soit la tribu ou l’identité exclusive qu’ils s’efforcent de promouvoir, n’en sont pas conscients. Le sens de l’identité qu’ils gagnent aujourd’hui se traduira en moins d’identité à long terme pour eux-mêmes. La xénophobie ne nourrit pas une identité saine et n’aide certainement pas à développer ses capacités créatives et culturelles. Au contraire, l’esprit de clocher restreint le champ des possibles individuels et oblige à chaque membre à rester façonné par un moule étroit.

Pour trouver son identité, et par là la réponse aux deux questions du titre, mieux vaut oublier le trop facile « buzz » et regarder en dedans. Le soi est à la base de tout. Libéré par les Lumières et de nouveau dans les années 1960-70, le soi est ce que chacun possède vraiment, ce qui travaille, produit, invente, ce qui a créé toutes les bonnes choses autour de nous et qui mérite réellement d’être honoré. C’est par là que l’on devrait se tourner si on ressent le besoin, tout à fait légitime quand on est jeune, de « plus d’identité ». Devant le chaos, chacun a son propre chemin, unique et irréductible. Encore faut-il d’abord le trouver.

Au lieu de promouvoir une tribu et d’essayer d’y coller, on peut réseauter. Au lieu de choisir une identité qui exclut celles des autres, on peut relever le défi en étant créatif. Des centaines de milliers d’enfants dits de troisième culture l’ont déjà fait. L’émergence est une réalité.

Être un enfant de troisième culture, qu’est-ce que c’est ? (TEDx Talk en anglais)

Le soi est à la racine de la véritable identité. C’est le lieu où la magie opère. Surtout quand le chemin de l’un croise celui d’un autre qui suit la même dynamique. Cela peut ressembler à un défi. Croître demande des efforts, une certaine dose de patience et de diligence. Contrôler sa vie suppose d’avoir une vision, un plan. Personne n’échappe au chaos, et pour en faire un allié, il faut voir les opportunités lorsqu’elles apparaissent. Tout cela peut être exigeant. Peut-être même fatigant. Mais c’est aussi nécessaire. Le chemin du soi, si l’on peut dire, permet à l’individu de réussir au sens le plus profond et aide à reforger le cosmopolitisme par le bas.

Aujourd’hui, on a du mal à imaginer réconcilier Beethoven et le twerk, mais les limites de notre imagination présente n’interdisent pas de rêver. Beaucoup de choses qui semblaient impossibles il y a encore quelques décennies ont été faites, refaites et améliorées. On ne peut pas progresser sans un minimum de foi. Souvent, les pessimistes ont cru que tel ou tel développement serait impossible ou par trop instable, et l’histoire leur a donné tort presque à chaque fois. Si les bonnes volontés triomphent des erreurs déjà faites dans le passé, qui sait ce qui nous reste à réussir – et, si vous contribuez, où vous aurez l’honneur de vous tenir.

Cet article est inspiré de mon livre Chaos, mode d’emploi, chapitres « La vie de Kevin » et « Comment nos identités sont devenues fractales ».

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