L’évolution de la conscience avec John Perkins
C’est en marge du Meltingpot Forum, où nous avons été tous les deux invités à donner une conférence, que j’ai rencontré John Perkins. Peu connu en France, cet ancien consultant est beaucoup plus connu aux États-Unis, où il a été un lanceur d’alerte pionnier sur les malversations de grandes multinationales américaines et vendu plusieurs best-sellers. Souvent comparé à Naomi Klein ou à Edward Snowden, pour prendre des références mieux connues dans l’Hexagone, John Perkins est un personnage haut en couleur.
Si on lui demande qui il est, Perkins se présente comme un « assassin économique ». Il a passé les années 1970 et une partie des années 1980 à travailler comme consultant international en conseil stratégique. Son vrai travail ? Faire des études d’impact bidonnées, avec des projections pour le moins enjolivées, autour de contrats de construction et d’infrastructure dans des pays en voie de développement. Caché derrière une façade de neutralité, Perkins aurait aidé à « convaincre » des décideurs de PVD à s’endetter considérablement et à accepter des contrats léonins avec des multinationales américaines. Il aurait aussi vu récompenser des politiciens achetés avec des pots-de-vin et des escorts. Pour ceux qui ne se sont pas laissé acheter, la CIA s’en serait chargé. Perkins explique notamment que le gouvernement américain ne serait pas étranger aux morts « accidentelles » des présidents panaméen et équatorien Omar Torrijos et Jaime Roldós Aguilera, tous deux décédés en 1981.
Toutefois, par la suite, John Perkins s’est repenti de sa participation à un système qu’il juge bien peu éthique. Il a dénoncé ce à quoi il avait participé – ou assisté – dans plusieurs livres, notamment Confessions d’un assassin financier (traduit en français en 2005, réédité et retraduit en 2016) et Histoire secrète de l’empire américain (traduit en 2008). Ses ouvrages expliquent dans le détail comment des « assassins économiques » ou « assassins financiers » dorent des pilules empoisonnées, à coup de rapports malhonnêtes, de projection faussées et occasionnellement d’espionnage, et comment les pauvres et les classes moyennes de pays en développement en souffrent tandis que quelques riches familles se remplissent les poches.
Lanceur d’alerte passionné, mêlant l’autobiographie à l’Histoire avec un grand H, Perkins s’est vu traiter de théoricien du complot par des membres de l’influent Council on Foreign Relations et du Département d’État Américain. Ses livres sont aussi repris dans les cours d’université prestigieuses. Lui répond que ses confessions ne relèvent pas de la théorie. Son expérience touche à mes propres questionnement, les politiques prédatrices qu’il dénonce expliquant en bonne part selon lui l’instabilité du monde où nous vivons.
Comme vous allez le voir (si vous avez la patience de lire jusqu’au bout☺), notre rencontre a été dense !
Regarder l’interview (en anglais)
La bataille culturelle ou métapolitique
Le plus évident aurait été d’interroger John Perkins sur son parcours. Je l’ai peu fait. Ç’a déjà été fait, et John lui-même le raconte en long et en large dans ses livres, dans le documentaire Zeitgeist ainsi qu’à ses conférences. Du coup, j’ai préféré évoquer un thème proche de celui du forum où nous nous sommes rencontrés : l’évolution de la conscience.
« Nous vivons une bataille culturelle », affirme John. Une bataille de la croyance pour gagner les esprits. Un conflit métapolitique, comme dirait le penseur italien du XXe siècle Antonio Gramsci, puisque si la conscience individuelle est en quelque sorte au-delà (meta– en grec) des questions publiques (politeia), elle joue pourtant un rôle crucial dans les choix politiques et économiques. Il serait possible de déterminer le futur « par la conscience individuelle », et c’est justement pour cela qu’il y a une guerre de l’information.
John s’exprime sans ambages : « j’étais un assassin (hit man) pour un cabinet de conseil de premier plan ». En tant qu’économiste en chef dans son département, il avait pour mission d’« arnaquer le monde pour le profit des multinationales américaines. » Depuis, il bien a rattrapé le temps passé derrière sa cravate. Non seulement il a dénoncé en long et en large son propre travail d’antan, mais il s’est aussi penché sur le chamanisme, une « passion » qu’il a pratiqué des années durant.
« Au début des années 70, j’étais engagé volontaire au Corps de la Paix, en Amazonie. Un chamane m’a sauvé la vie. Depuis, j’y reviens » de temps à autre, se souvient-il.
De manière pragmatique, l’ex-consultant se fait philosophe et distingue deux types de réalité. Le premier est la réalité objective, sans mots, qui existe indépendamment de nos croyances. « Tu n’as pas besoin de me dire que nous sommes assis sur un canapé ou que ta caméra filme pour que ce soit vrai. » Une conception traditionnelle de la réalité comme ce qui subsiste et ne disparaît pas, quels que soient nos désirs, nos croyances ou nos états mentaux.
Le deuxième type de réalité est plus subtil : c’est ce que nous créons. Un domaine construit avec des mots, des idées, du performatif comme diraient les linguistes. Une réalité où chacun est susceptible d’influencer les autres.
Cette idée n’est pas tout à fait nouvelle. Elle semble recouper la distinction classique entre objectif et subjectif, et beaucoup de philosophes fidèles au rasoir d’Occam ont tenté de rabattre le second sur le premier. Dès le XVIIIe siècle, des penseurs culottés affirmaient que Dieu n’était qu’une invention de l’esprit humain, et que l’esprit humain n’était qu’un sous-produit de nos mécanismes physiologiques. Bien plus tard, jusque dans les années 1980, la philosophe canadienne Patricia Churchland a ébauché tout un programme de recherche dans le but de réduire l’esprit à un prurit du cerveau et des neurones.
Cependant, John ajoute à cette distinction une nouveauté radicale : au lieu de réduire le psycho-social au physique, comme ç’a largement déjà été fait, il veut croire que notre réalité créée est capable de reformer la réalité incréée. En d’autres termes, nos croyances, nos choix, notre conscience, peuvent reformer le monde – et celui-ci ne devrait pas être une excuse pour se laisser aller.
L’évolution de la conscience
Le système économique dans lequel nous vivons n’est pas naturel. Il est peut-être en partie naturel, le commerce et le capital étant des produits naturels du travail et des besoins humains, mais les réseaux d’influence, règles connues et occultes et ainsi de suite ne sont pas « naturelles » ou « spontanées » – en particulier du fait qu’elles proviennent d’agents humains, conscients. Or, ce système ne fonctionne pas toujours très bien. Il créée de la pauvreté chronique et protège des politiques prédatrices. John appelle ce système une « économie de la mort », en ce qu’il serait « largement basé sur la guerre ou sur la menace de guerre ». Pour leurs profits, trop de multinationales s’appuient sur la militarisation et sur la destruction de ressources naturelles irremplaçables.
Une course aux profits, donc. Une recherche quantitative du point de croissance, des biens matériels, du dividende. Sans âme et sans égards pour les conséquences. Un règne de la quantité et de l’avidité qui dévalorise tout sur le long terme. Tel serait notre point de départ, ce dont nous devrions tenter de nous arracher, pour un changement positif.
Nous sommes plus que des « chasseurs de dollars ». Nous aspirons à plus que cela de toute façon. Au lieu de vivre dans une économie de la quantité, décevante et destructive, nous devrions viser un système économique basé sur la vie, quelque chose capable de « nettoyer la pollution, [de] régénérer les milieux naturels détruits ». Un système fait de technologies éco-responsables, comme celles pour réintroduire des plastiques usés dans le circuit de la consommation, ou celles de ma propre maison résiliente. Comme John, à qui j’en avais parlé avant l’interview, me le fait remarquer, la combinaison de l’énergie solaire, de l’éolienne et d’une isolation thermique maximale m’aident à consommer de l’électricité de façon respectueuse de l’environnement. « Ça, c’est de la pensée à long terme, et c’est comme ça que le monde pensait » avant que la croissance ne devienne un nouveau dieu.
Quand je lui demande comment, selon lui, la conscience pourrait évoluer de manière à susciter un changement tangible, il me répond que c’est déjà en train d’avoir lieu. L’intelligence artificielle ne cesse d’évoluer. Et qui sait, dit John, peut-être que l’IA nous aidera à atteindre un niveau de conscience sans précédent. S’il ne croit pas que l’IA puisse jamais remplacer, et encore moins dépasser absolument l’intelligence humaine – croyance que ne partagent pas tous mes invités – John pense aussi qu’une IA suffisamment développée pourrait avoir une vision du monde, vision détachée, dépassionnée, libre des biais consubstantiels à l’humanité. Ce qui nous donnerait une objectivité dont nous ne disposons pas encore.
Une évolution de la conscience via l’IA pourrait ainsi nous aider à résoudre des crises. L’IA nous aiderait à « voir les crises de manière plus objective » et serait en mesure, le cas échéant, de suggérer des solutions « indisputables ». Plus de « biais nationaliste » ou dû à l’ego, plus de cadrage douteux dû à une ligne éditoriale ou à une volonté d’influencer. Ne souffrant pas de biais humains, l’IA pourrait « voir » au-delà et arriver à des résultats équilibrés. Si cela arrive, John espère que les décideurs sauront mettre leur ego de côté et accepter des solutions d’origine extra- (ou supra-?) humaine. Et, qui sait ! ajoute mon invité, peut-être qu’une telle IA pourrait contribuer à résoudre le changement climatique.
Le cerveau même pourrait-il évoluer ? « Je n’en sais rien, je ne suis pas neurologue », dit John. À vrai dire, même les neurologues n’ont pas la partie facile lorsqu’il faut disséquer les menus fonctionnements d’un organe ultracomplexe comme le cerveau. Quant à voir à quel point le cerveau détermine la conscience, c’est encore plus difficile. Néanmoins, la conscience elle-même évolue de par nos idées, nos paradigmes, nos narratifs. Par deux fois, John mentionne la révolution copernicienne – qui est aussi un exemple fondateur du postmodernisme : « si vous changez l’idée que vous avez de l’univers, de votre place dedans, cela change tout le reste ».
Le renversement de l’idée moyenâgeuse de l’univers, l’idée que la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse, n’a peut-être pas fait évoluer les cerveaux biologiquement ou neurologiquement parlant, mais a très certainement fait évoluer les consciences. Au point de déclencher des révolutions en série. De la même manière, passer d’une économie de la quantité ou « économie de mort » à une « économie de la vie » aurait un impact immense, quel que soit le destin neurologique de l’intelligence.
La toute dernière des révolutions auxquelles nous puissions penser, songe John, déjà en train de se produire. « Les gens sont profondément insatisfaits du statu quo. » Cette vaste frustration se reflète sur tout l’échiquier politique, où le conservatisme aurait pratiquement disparu, pour laisser place à une droite recherchant davantage le changement – à travers l’autorité – tandis que la gauche, fidèle à elle-même, reste sur un logiciel plus socialiste, « à la Bernie Sanders ». On aurait donc une situation inédite, avec un statu quo attaqué des deux côtés. La preuve que « ce qui a été fait n’était vraiment pas suffisant ».
Quelques conseils pour le futur
Puisque nous parlons de conscience, et qu’au moment de notre rencontre John n’a pas encore donné sa conférence Meltingpot, je songe à ce moment que nous devrions transformer nos paroles – reflets de nos idées – en quelque chose de plus que des mots. C’est ici que ma déformation professionnelle me prend. Pourrions-nous faire le changement comme un ingénieur fait un plan ou conçoit un dispositif ? En commençant, bien entendu, par prendre les rênes de notre propre psyché ?
Une fois encore, la réponse de John n’est pas tout à fait originale, mais elle a le mérite d’être éprouvée : l’auto-suggestion. Après une bonne nuit de sommeil, « quand vous vous réveillez, tenez un journal de vos rêves ». Avec quelque chose en plus. On peut réécrire un peu son ou ses rêves pour que « l’essentiel » devienne un motif récurrent, un leitmotiv. Par exemple, « nous pouvons, nous allons créer une économie de la vie, et je vais en faire partie ». Après tout, la suggestion politique marche aussi à coup de répétition, et si nous sommes l’auteur de notre propre conditionnement, nous sommes toujours plus libre que si nous laissons cela à d’autres.
À notre échelle individuelle, « l’économie de la vie » peut signifier toutes sortes de démarches. « Cela peut vouloir dire recycler plus, faire attention à l’écologie de ce qu’on achète lorsqu’on va faire du shopping, ou peut-être écrire un livre qui va tout changer. Ou concourir pour devenir premier ministre. Voyez selon ce que vous pouvez et voulez faire. »
Pour les jeunes, ou pour qui voudrait vraiment être prêt pour le futur, John Perkins donne deux conseils :
1) Être flexible. « Depuis mon enfance, le monde a énormément changé. » L’histoire ne cessant d’accélérer, ceci sera sans doute encore plus vrai pour les millennials. « J’ai un petit-fils qui a 10 ans, et le meilleur conseil que je pourrais lui donner, ce serait : les choses sont instables dehors, alors tu ferais mieux de te préparer ! »
2) Suivre son cœur. Faire ce qu’on a vraiment envie de faire. « Comme dirait Joseph Campbell, suivez ce qui vous rend heureux. Si vous voulez écrire, écrivez. Si vous voulez devenir ingénieur, devenez ingénieur. » Avec un optimisme à toute épreuve, John croit que l’appel intérieur de l’individu marche main dans la main avec l’impératif d’une économie durable et humaine.
Pour en savoir plus sur la vie de John Perkins et sur ses idées, retrouvez-le sur son site (en anglais) et via ses livres traduits en français :
Enseignements chamaniques (1997)
Les confessions d’un assassin financier. Révélations sur la manipulation des économies du monde par les États-Unis (2005)Histoire secrète de l’empire américain (2008)
Confessions d’un assassin économique. Nouvelles révélations d’initiés sur la manipulation des économies du monde (2016)