Changement et tromperies : la magie du futur avec Butzi
Basé à Paris, Butzi se définit comme un magicien décalé. Sa passion pour la prestidigitation l’a conduit à devenir non seulement un magicien professionnel, mais aussi un conférencier sur des thèmes qui me sont plus familiers, comme le changement ou la créativité.
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Des tours hors des sentiers battus
Qui est Butzi ? « Ça, je me le demande encore », répond-il avec un sourire en coin. « Plus sérieusement, j’étudiais en économie et je faisais de la magie à côté comme un hobby. Après ma licence, je ne voulais pas m’engager dans un master, mais je ne savais pas non plus ce que je voulais faire. » Du coup, Butzi voyage en Amérique latine. 9 mois avec un simple sac à dos. « Les deux ou trois premières nuits, je savais où j’allais dormir, après non. »
C’est alors que Butzi songe à utiliser la magie comme monnaie d’échange. « En arrivant dans une auberge, j’allais faire un peu de magie » en échange d’un repas. Après 4 mois de voyage, il traverse la frontière équatoriale et se fait embaucher comme magicien résident dans un bar où il joue jusqu’à 4 fois par semaine.
De retour en France, il se lance comme magicien professionnel en auto-entrepreneur. Des années de travail patient lui permettent d’officier à des mariages et à des événements professionnels.
Le succès professionnel est donc bien là, pourtant il y a aussi quelque chose qui s’échappe : le sens.
Avant, c’était ma passion. C’est devenu mon métier. Mais l’enthousiasme et la passion, on la perd, on fait un peu tout le temps la même chose… Il fallait que je cherche du sens. Des amis magiciens, des mentors, m’ont conseillé de faire autre chose… je me suis rendu compte qu’une manière d’avoir plus de sens dans mon art était de créer mes propres scénarios, personnages, illusions.
Être un magicien créatif peut néanmoins s’avérer compliqué !
Un peintre a une créativité relativement libre. Il peut peindre ce qu’il veut, dans son style, avec le message qu’il veut faire passer. S’il veut jeter de la peinture sur sa toile, il peut, si cela a du sens pour lui. Dans le processus créatif on est à mi-chemin entre les peintre et les entrepreneurs : on peut créer quelque chose, mais il faut que ça marche. Ça doit impressionner les gens, tromper un public d’adultes qui ont l’esprit vif et des sens aiguisés.
Cette contrainte structurelle amène Butzi à s’intéresser à l’acting. L’acteur, après tout, n’est pas si loin de l’illusionniste : il doit être créatif et pleinement dans l’action tout en respectant un cadre. Puis, en réfléchissant sur sa pratique, mon invité décide de « partager les outils de la magie avec le plus grand nombre ». D’où le passage des numéros de prestidigitation aux conférences et l’écriture d’un livre : Creativity for Magicians: The Ultimate Guide to Growing Your Own Ideas (en anglais). Et bien entendu un changement de cadre. Car si on ne demande pas à un prestidigitateur de paraître profond et cultivé ou d’être érudit sur son sujet, il en va tout autrement pour un conférencier.
La magie, selon Butzi, ne devrait pas être considérée comme le monopole du prestidigitateur typique. Pas besoin d’avoir des prédispositions depuis l’enfance, ni de porter une tenue à paillettes avec un chapeau à double fond. « Tout le monde peut devenir magicien. »
La « crazytivity », une idée folle ?
Pour être créatif, et il faut l’être si on veut monter des tours de magie originaux, Butzi croit en deux piliers. Le premier, c’est l’état d’esprit : « les magiciens restent très proches de leur esprit d’enfant ». Qu’ils combinent, pour le coup, avec l’expérience et les aptitudes d’un adulte. Le second pilier, c’est le et si ? : toujours se demander ce qui arriverait si, à quelles conditions telle chose deviendrait possible, et ainsi de suite.
« Quand l’enfant intérieur est fort, l’ego est faible et les idées peuvent venir », commente Butzi. Libre imagination et association des idées aident le magicien à modifier ses tours et ses routines. Le but reste toujours le même : créer l’illusion de l’impossible, de choses miraculeuses ou contre-nature arrivant juste sous vos yeux. Bien entendu, la difficulté réside dans le fait que l’impossible en soi est, par définition, impossible, et qu’il faut en créer l’illusion. « Faire ça ? C’est impossible. Sauf si… » À partir des premières idées, on continue à explorer, et les idées et les modifications ouvrent sur d’autres après elles.
Ce processus est l’une des clés de ce que Butzi appelle crazytivity, mot-valise formé de crazy (fou) et de créativité. C’est aussi le nom de son livre (en anglais) : The Magic of Crazytivity: A Magician’s 7 secrets to Higher Creativity. On dirait un cousin à moitié sauvage de l’agilité d’entreprise. Selon Butzi, cette inspiration entraînée est sous-estimé : « tout le monde cherche la bonne idée, le prochain truc qui va révolutionner le marché. Nous, les magiciens, on ne cherche pas ça. On veut juste ouvrir des portes qui ouvrent sur d’autres portes ».
Cette alliance explosive entre l’imagination débridée de l’enfant et l’expérience de la vie de l’adulte permettrait d’atteindre une « zone magique » où on devient créatif. Décrit ainsi, « c’est plus une vision qu’un ensemble d’outils, mais quand on a la vision on obtient aussi les outils ».
Concrètement, cela donne quoi ? Butzi donne l’exemple d’un tour de magie qu’il a modifié. Au cours d’un spectacle, le magicien fait signer une carte à un spectateur. Il mélange la carte à d’autres cartes, puis ouvre une télécommande et c’est la carte signée qui en sort. « J’adore celui-ci, je respecte beaucoup le magicien qui l’a créé, mais ce n’est pas mon tour. Pour que ce soit un art et pas juste un craft (tâche, artisanat), comme disent les américains, il fallait que je me l’approprie. »
Une idée : faire apparaître la carte signée non dans une télécommande, mais dans un ours en peluche. « C’est impossible », s’exclame Butzi, « la technique qui permet de la faire apparaître dans la télécommande ne marche pas avec une peluche ». À moins que l’on change ceci ou cela… Au final, Butzi a changé tout l’ordre de son spectacle, mais a rendu possible le transfert (apparent ?) de la carte dans le jouet. Pour le spectateur, la différence n’est pas évidente. Pour le magicien, qui réalise les choses en coulisses, cela change tout.
« La créativité d’un magicien, c’est sa roublardise. » Si un magicien éternue, il en profite pour faire son tour. S’il dit « allons-y », c’est qu’il a déjà mis en place les différents éléments de son spectacle et qu’il n’a plus qu’à faire apparaître le tour. « Certains magiciens sont assez tordus pour, quand on les invite, demander à aller aux toilettes, puis cacher une carte derrière un tableau juste au cas où quelqu’un leur demanderait de faire un tour. » (Précision : Butzi n’a pas fait ça chez moi. Je le sais, car j’ai regardé derrière les tableaux et sous le canapé.)
Du divertissement à la tromperie
Avec une telle emphase mise sur la réalisation sérieuse et créative derrière des apparences illusoires, on pourrait se demander si la « crazytivity » n’est pas une école pour la politique. Le détournement des éléments de décor fait autant penser à des performances d’artistes situationnistes qu’à l’installation de micros, caméras et autres éléments d’espionnage pur et dur par des agents d’on ne sait qui. De la même façon, l’idée que tout être prêt avant de faire un tour rappelle L’art de la guerre où Sun Tzu explique que la meilleure guerre est celle qu’on gagne sans même avoir à la livrer.
La question suivante m’est donc tout naturellement venue à l’esprit : que pense un magicien accompli des théories du complot, fake news dont on parle beaucoup en ce moment, et plus largement de la politique ? Si le magicien utilise des techniques d’illusion, de tromperie et de préparation discrète pour divertir, ces techniques ne sont-elles pas aussi appliquées à de toutes autres fins ?
Butzi confirme sans ambages que c’est le cas. Les politiciens tendent à utiliser le même vocabulaire de manière répétitive, à se présenter en suggérant tel rôle ou tel registre, ce qui correspond à l’ancrage en PNL et à de la manipulation émotionnelle. Vu par un magicien, le numéro du politicien aurait des ficelles souvent évidentes. Hélas, regrette Butzi, les gens se méfieraient plus du prestidigitateur que de l’aspirant électoral : « quand un magicien monte sur le scène, le public est suspicieux, ils essayent de voir ce qu’ils font, ils regardent très attentivement ses mains » alors qu’un politicien peut se targuer d’une aura médiatique, d’une expérience sous les ors et de ses bonnes intentions. Le public ne devrait-il pas, pourtant, se méfier davantage de celui qui prétend au pouvoir que de celui qui divertit ?
Au carrefour de la prestidigitation et de la politique, on trouve une discipline appelée mentalisme qui consiste notamment à faire croire aux gens qu’on peut les « lire » de façon quasi télépathique ou à prévoir le futur. En fait, autant le mentaliste ne serait pas plus télépathe que vous ou moi, autant il est capable de dire et de redire constamment ce qui se passe, de manière à contrôler le cadre ou le narratif sans que cela soit trop évident.
Vous écrivez quelque chose sur un papier. Vous croyez que c’est secret, ça ne l’est pas. Ensuite, je vais utiliser le papier d’une certaine façon pour « révéler » son contenu. Je peux vous influencer pour vous faire penser à un certain nombre, ensuite je le devine, et je vous redis l’histoire après pour qu’à la fin vous sortiez en croyant que ça s’est vraiment passé comme ça.
Je dis au public : vous pensez à n’importe quel nombre entre, disons, 1 et 40, rien n’est arrangé, d’accord ? Eh bien, si je vous dis ça, je suis déjà en train de réécrire l’histoire. En fait vous avez déjà mis votre papier avec le nombre dessus sur la table, j’ai fait ceci, j’ai fait cela, et maintenant j’ignore tous ces détails, je vous dis que vous avez pensé à un nombre et que je l’ai deviné. On dirait que j’ai lu dans vos pensées, mais je ne raconte pas toute l’histoire.
Les politiciens peuvent ainsi se comporter comme des courtiers de l’information. Ils la manipulent, réécrivent l’histoire selon leurs intérêts ou leur agenda, et la cadrent (la frame de la PNL) pour utiliser des mots d’ancrage, pour mettre en avant certains aspects et en gommer ou supprimer d’autres, et ainsi de suite. Le résultat n’est pas forcément faux au sens strict du terme, mais devient un portrait déformé tendant vers le mensonge par omission. Les détails inconvenants, ceux qui rompraient le charme, sont oubliés.
Quand un non-magicien me raconte un tour, j’ai envie de rire. Les gens qui ne font pas de magie oublient 90% de ce qui se passe devant eux ! Il va me dire, j’avais ma carte à la main, ensuite il l’a mélangée avec d’autres cartes et elle est sortie de la télécommande, alors qu’il s’est passé [aussi] mille autre choses avant ou entre ces étapes.
Manipulateurs bienveillants et zététiciens invaincus
Si on enlève le pouvoir de définir le contexte, le château de cartes s’écroule. James Randi, un illusionniste canadien-américain des années 1960 et 70, s’est lancé dans une croisade « zététique » pour prouver que les gens prétendant avoir des pouvoirs surnaturels n’étaient que des menteurs. Armé de sa propre émission de télévision, Randi a offert un prix d’un million de dollars à quiconque pourrait prouver ses pouvoirs paranormaux. Ainsi, pour quelqu’un se disant capable de voir les auras des gens à travers les murs, Randi a mis 5 personnes derrière des portes, les a faites changer de place et a demandé au mage autoproclamé de les identifier correctement. Apparemment, tous les « mages » ont échoué, et personne n’a jamais remporté le prix. Randi a toujours contrôlé son émission comme une expérience scientifique, empêchant ainsi les candidats de réécrire l’histoire ou de truquer l’environnement.
De notre côté de l’Atlantique, le célèbre Gérard Majax a joué le même rôle. À une époque où beaucoup se lançaient comme magiciens, au point que certains se prétendaient dotés de pouvoirs surnaturels, Majax s’est fait un point d’honneur de mettre à bas les masques. Comme lui, Butzi ne croit guère aux pouvoirs surnaturels. Il sait en revanche qu’« il y a mille manières de tirer des informations de quelqu’un » puis de dire et redire l’histoire sans éveiller la suspicion.
La façon dont on s’habille, la manière dont on parle, les gestes, les tics et toutes sortes de détails plus ou moins subtils permettent au mentaliste entraîné de deviner l’état émotionnel de qui il a en face. Ce que vous pourriez désirer, ce par rapport à quoi vous êtes anxieux, et ainsi de suite : avec une perception psycho-sociale affûtée, de l’imagination et un peu d’enjôlement, un mentaliste peut aller loin.
C’est ce qu’on appelle la lecture à froid. Une pratique qui intéresse assez pour trouver des livres entiers qui y sont consacrés. « Je te dis que tu as étudié. Peut-être en lettres ? » Je suis ingénieur. Je ne dirai rien, mais il suffit d’un léger froncement de sourcils ou même d’une absence de réaction de ma part pour que le mentaliste sente qu’il se trompe, et le voilà qui enchaîne. « Là, je ne vais pas te dire que je me suis trompé, mais à la place, je vais rediriger le propos vers autre chose jusqu’à ce que je te voie t’ouvrir un peu. En lisant des micro-détails sur ton visage, ton attitude, tes propos, je sais quand je me rapproche de la vérité. » Ainsi, petit à petit, le mentaliste avance, et les meilleurs mentalistes le font avec une rapidité déconcertante qui peut donner une impression de surnaturel. Une fois le tour terminé, la personne interrogée ne se souvient que des fois où le mentaliste a deviné correctement, en oubliant tranquillement les approximations, échecs et demi-vérités.
Pour rendre le processus plus fluide, un magicien ou un mentaliste peut mémoriser des dizaines, voire des centaines de phrases toutes faites et de routines. Il peut s’entraîner à associer facilement les idées pour être plus inspiré. S’il a un certain talent psychologique, il peut éventuellement concevoir et mettre en avant des solutions aux problèmes qu’il découvre chez autrui. Quasiment comme une thérapie.
Le mentalisme, en effet, peut s’utiliser de manière bienveillante. Le cas typique est celui de la prophétie auto-réalisatrice. À un client stressé et anxieux, un voyant prédit des succès à venir. Le client croit dans la prédiction : le changement dans sa croyance provoquera des effets dans ses émotions, et de là un comportement plus enthousiaste, travailleur, ouvert d’esprit, qui améliore les chances de réellement réussir dans sa vie professionnelle. « J’ai déjà vu le pouvoir extraordinaire de l’effet placebo », dit Butzi : des gens ont été guéris du cancer par des pilules de sucre ou des psalmodies prononcées au-dessus de leurs photos. L’essentiel ne serait bien entendu pas la cérémonie, mais le fait que ces gens croient et surtout veuillent croire. En d’autres termes, même si la croyance est fausse, elle aura des effets bien réels, et si ces effets sont positifs, alors pourquoi pas ?
Le désir de croire peut conduire à réécrire soi-même l’histoire, sans que le magicien ait à faire l’effort de la dire ou de la redire. Butzi se souvient d’un guérisseur qui prétendait utiliser des techniques transmises par un chaman indien et qui aurait traité une dame âgée. Pendant le traitement, la tente ou celui-c se déroulait tremblait. En fait, il y avait un comparse à côté d’elle qui la secouait, de façon absolument pas discrète, mais le public présent n’y portait pas attention : les gens voulaient croire dans les capacités « magiques » du guérisseur, et cela conditionnait leur perception.
Prêt pour le futur
Comme on peut s’en douter, connaître ces techniques peut s’avérer utile même si on n’en est pas un virtuose : cela aide à reconnaître ceux qui s’en servent, en particulier hors du monde de la magie. Comme le dit Butzi, lui ne rencontre que très peu de manipulateurs et de charlatans, sans doute parce que ceux-ci savent qu’on ne trompe pas un trompeur. Plus souvent, par contre, des amis lui parlent de tel ou tel personnage qui accomplirait des guérisons miraculeuses ou prédirait le futur. « Comme par hasard, ils ne sont pas connus » : plus on est célèbre et moins on contrôle sa communication.
Au-delà de cette recommandation, à ma question classique de fin d’entretien, Butzi apporte non pas trois mais un seul gros conseil pour être prêt pour le futur :
Beaucoup de gens craignent le changement parce qu’ils ont peur de l’inconnu. Sur le futur insondable, ils projettent des risques, voient des cygnes noirs ou des tendances sinistres. On peut tenter de minimiser les risques en se préparant en avance à des problèmes qu’on prévoit, mais puisque la futurologie n’est (vraiment) pas une science exacte, mieux vaut exercer son imagination et ses mais comment X serait-il possible ? pour concevoir de nouvelles solutions en cours de route, plutôt que trop compter sur des plans tout faits.
Pour en savoir plus sur la magie ou sur les idées de Butzi, rendez-vous sur son site.
Et les deux livres de Butzi :
Creativity for Magicians: The Ultimate Guide to Growing Your Own Ideas (Anglais), 2018
The Magic of Crazytivity: A Magician’s 7 secrets to Higher Creativity (Anglais), 2018