Marek Kempka et la vente dans le futur
Comme votre serviteur, Marek Kempka est un futuriste. Spécialiste de la vente du futur, il est Director Shopper Technology Europe chez Nielsen.
Regarder l’interview (en anglais)
De la chimie au big data
Sorti du lycée au début des années 1990, Marek Kempka ne savait pas trop ce qu’il voulait faire. Il savait seulement une chose: la singularité existe. Le mot n’existait pas encore, mais la croissance technologique continue (et peut-être la science-fiction) pointaient par là comme l’aiguille d’une boussole. Suivant son intuition, Kempka a passé trois ans à étudier la chimie, deux à étudier pour un diplôme d’informatique et quatre dans les arcanes de l’économie.
Tous ces domaines ont aiguisé sa compréhension. Le lycéen un peu geek est devenu un polymathe. Pour autant, aucun ne lui a fourni de réponse à la question majeure qu’il se posait: « qu’est-ce qui transforme le monde ? »
C’est alors qu’est arrivé le big data. (Ou mégadonnées, comme le recommande un service gouvernemental au nom compliqué.)
Engagé comme chercheur en marketing, Kempka se voit chargé de collecter des données. Nous sommes à la fin des années 90, début des années 2000. Les outils de collecte sont alors balbutiants. Déjà, pourtant, des tendances émergent des nombres. Un simple programme de fidélisation chez Unilever, qui récompense les clients les plus loyaux en matière de shampoings et de déodorants, permet à Kempka « des intuitions [qu’il] fait passer à l’action ». Plus tard, un changement de poste ouvre à mon interlocuteur les portes qui lui permettront d’étendre ses sources de données à des types de clients et de produits beaucoup plus étendus.
Aujourd’hui, les recherches menées par Kempka mettent l’accent sur deux axes: d’abord, détecter des tendances dans le secteur alimentaire, ensuite tester et classifier les compagnies selon leurs méthodes et leurs résultats.
Typiquement, « une nouvelle société sera suivie durant ses trois premières années d’existence ». La majorité des entreprises nouvellement créées déposent le bilan avant la fin de leur première année. Si, par contre, l’entreprise survit, et si en plus elle parvient à atteindre un certain seuil de revenu tout en couvrant le coût des employés et de la recherche & développement, alors l’analyste la considère comme une réussite, et il tente d’en tirer le maximum d’éléments pour constituer un modèle économique abstrait valide. « L’entreprise elle-même est considérée comme un développement ou une invention réussie. » Toujours à la recherche de nouveaux modèles, Kempka décompose, formalise, quantifie les éléments de l’activité. Et il les ajoute à une base de données déjà bien fournie.
Quand il faisait ses premiers pas à l’université, sa devise aurait pu être formulée comme suit: de la chimie à la singularité. Aujourd’hui, ce serait plutôt: de la réussite concrète aux modèles économiques, et vice versa.
Comment réussir? (surtout dans l’alimentaire!)
Bien que l’essentiel du travail de Kempka consiste dans de la R&D, une nouvelle entreprise, selon lui, devrait se concentrer moins sur le développement que sur la réduction des coûts. Si vous êtes nouveau, et même si votre idée est absolument révolutionnaire, vous ne pouvez pas vous permettre de dépenser trop. Il faut s’appeler Nestlé pour pouvoir investir plus de 2 milliards en un an dans la R&D! Si vous êtes entrepreneur ou une nouvelle entreprise, l’essentiel est de couvrir les coûts, y compris du travail, et d’assurer les premiers développements par vous-même ou avec des associés. Au début, l’entreprise ne génère que très peu d’argent. Il lui faut d’abord survivre et ensuite retomber sur ses pieds. Une fois que l’idée a bien marché, là, et là seulement, il devient souhaitable de l’affiner en investissant dans la R&D.
Quand il se penche sur des entreprises déjà établies, Kempka pratique un benchmarking (ou un « parangonnage? ») qu’il appelle microscanning. Cela peut consister à partir d’un modèle gestion formel, déjà formulé, et de chercher des acteurs du marché qui y correspondent, ou à comparer diverses entreprises d’un même secteur en étudiant spécialement les procédures de chacune. Le plus intéressant serait de regarder comment un modèle gestion particulier réussit (ou non) dans un contexte particulier et aux mains de telle et telle personnes particulières. Un outil intéressant pour les chasseurs de têtes.
Dans l’alimentaire, tant côté fabricants que chez les détaillants, Kempka me dit avoir remarqué une tendance lourde à la réduction des coûts. Les détaillants veulent éliminer les intermédiaires et négocier directement avec les fabricants. Lesquels se regroupent pour faire en économies d’échelle. Dans cette quête de réduction des coûts, détaillants et fabricants se restructurent tout en maintenant, voire en améliorant, leur flexibilité.
Quels changements dans le commerce de détail?
Lorsque je lui demande quelles tendances sont selon lui les plus importantes, Marek Kempka met la réduction des coûts en seconde position.
- La plus grande tendance serait la recherche de commodité. En anglais, les épiceries sont appelées convenience stores, soit littéralement « magasins commodes ». Elles sont plus proches de chez vous, plus accessibles que le supermarché. On y fait moins la queue. Si vous y allez souvent, vous connaissez l’épicier. Mais tout cela date…! Aujourd’hui, en combinant Internet, le transport en commun et la livraison, les détaillants de quartier sont moins pratiques ou commodes qu’avant. Les livraisons, le supermarché, sont devenus plus tentants que des petits magasins locaux.
Dès lors, si un détaillant veut maintenir un avantage concurrentiel, il ne peut plus se permettre de vendre des articles de base à un prix supérieur aux supermarchés: il doit multiplier ses canaux de distributions et se spécialiser dans la livraison locale.
(À propos des pure players qui vendent plats préparés et nourriture exclusivement en livraison: Kempka pense que ceux-ci ne constituent pas une tendance lourde, même avec Internet, car les clients aiment voir, toucher, sentir… leur nourriture, et à moins qu’ils soient déjà fidélisés, ils préféreront toujours sentir avant d’acheter. Après tout, les boulangers qui nous attirent avec la bonne odeur du pain chaud ne sont pas des pure players!) - Comme mentionné plus haut, avec une compétition toujours plus intense, la tendance est à la réduction des coûts. Les détaillants devraient faire des promotions quand ils le peuvent, mais pas seulement. Ils devraient aussi tenter de faire du discount permanent sur au moins une partie de leur stock. Qui dit discount permanent et variable dit aussi fidélisation du client, toujours curieux des bas prix du jour ou de la semaine. En parallèle, il s’agit d’assurer une croissance durable et équilibrée. Fidéliser la clientèle, surtout locale, et vivre sur des coûts réduits devrait être la base structurelle des détaillants d’aujourd’hui. C’est seulement une fois cette base assurée qu’il devient prudent ou intéressant de se lancer dans le développement.
- Enfin, côté expérience client, la tendance est à la fois au choix illimité et au filtrage. Les consommateurs veulent se sentir capables de choisir n’importe quoi, pour autant ils ne veulent pas se sentir submergés par une trop grande abondance de références, et on doit donc les aider. Les magasins qui réussiront le mieux seront ceux capables de deviner et d’aiguiller leurs clients vers les choix qu’ils désirent – au milieu de gammes très vastes.
Les vendeurs devraient être capables de dresser des profils client et de permettre à leurs clients en chair et en os de changer de marque, changer de produit, dès qu’ils désirent un peu de nouveauté ou de variété. Un détaillant pourrait même songer, avec un très faible budget développement, à immerger ses clients dans un monde virtuel (VR). Libre à lui, si cela marche bien, de rajouter quelques senseurs neuronaux à son périphérique par la suite…
Si le magasin veut se maintenir, qu’il soit petit détaillant ou vaste supermarché, l’essentiel est de tenir la balance entre la flexibilité (dans l’organisation, les produits disponibles, le discount…) et la fidélisation client.
Comme devise, Kempka propose: « engagement, passion, intimité ».
Que dit la science sur le comportement du consommateur?
De 2011 à 2013, Kempka a chapeauté le développement d’un appareil suivant les mouvements des yeux. Aujourd’hui, depuis 2014, il se sert « du suivi du mouvement des yeux, du suivi des chemins empruntés, de l’intelligence trafic, de l’accessibilité web et du suivi du comportement client sur interface virtuelle ». Cela implique-t-il de mettre des capteurs neuronaux et des machines sur les clients, au supermarché, au vu et au su de tous? « Un jour, peut-être, » répond-il. Pour l’instant, les expérimentations se font en laboratoire. Les cobayes y sont exposés à des stimuli bien pensés d’avance: logos, couleurs, odeurs… et même des environnement entiers via la VR.
En ce moment (février 2017), Kempka se focaliserait sur une méthodologie de recherche en particulier: les ondes émises par le cerveau. Quelles expositions produit ou environnement shopping donnent tel ou tel effet sur le cerveau?
De nos jours, un certain nombre de supermarchés éparpillent leurs objets pour obliger le client à marcher dans tout le magasin. Les clients seraient ainsi plus exposés à tout. Cela fonctionnait auparavant, mais apparaît de plus en plus contreproductif. En effet, cela ne fait qu’ajouter du stress au stress. Les clients aussi sont occupés! À la place, un autre type d’organisation du supermarché se fait jour: tracer des chemins clairement établis pour les clients, de sorte qu’ils se sentent aidés et gagnent le sentiment qu’ils ont le temps pour explorer les magasin. Un lieu plus agréable encourage le shopping. Peut-être cette nouvelle organisation a-t-elle à avoir avec les travaux en neuroscience: s’intéresser au cerveau améliore l’empathie.
Si vous êtes entrepreneur avec un magasin en dur, vous devriez penser flexibilité sur l’organisation des étagères, sur les produits phares et sur les promotions tournantes (le discount). Vous ferez des erreurs, des essais, ce sera tout à fait normal et sera même le seul moyen de vous faire vraiment les mains. L’intuition directe, le retour client, la capacité à changer toute l’organisation du magasin en une nuit s’il le faut feront ce qu’il faut. Plus tard seulement vous pourrez commencer à investir dans un développement pointu. À ce stade, vous aurez déjà un certain sens empirique des tendances, de ce qui convient ou pas, et vous aurez la matière que les chercheurs comme Kempka formalisent et quantifient. La charrue viendra après les bœufs.
Quels que soient les produits vendus, l’essentiel réside dans le choix offert au client. Si vous tenez une pizzeria, vous devriez avoir au moins 30 pizzas sur le menu, et laisser le client choisir une pizza avec une saveur différente sur chaque moitié. (Mettons, une moitié quatre fromages et une moitié thon-pesto-basilic.) Si vous êtes glacier, vous devriez proposer un bon nombre de saveurs, sans oublier les suppléments. Mieux encore: laissez les clients faire leurs propres combinaisons. Ils ne sont pas là pour se procurer des produits de base anonymes, mais pour choisir et qu’on se soucie d’eux.
« Une fois encore, » dit Kempka, « engagement, passion, intimité ».
Comment être prêt pour le futur?
Si vous suivez mon blog depuis un certain temps déjà, vous devriez savoir que je termine toujours mes interviews avec la même question. À savoir, quel(s) conseil(s) l’interviewé donnerait-il à quelqu’un qui veut être prêt pour le futur? Cette interview ne fait bien entendu pas exception. Quand je lui pose la fameuse question, Marek Kempka me répond tout en sobriété. « Concentrez-vous sur l’initiative, soyez ouvert d’esprit, ayez l’œil pour tout ce qui a un potentiel de développement. »
Équilibre entre la flexibilité et la fidélisation, équilibre entre la possibilité de flâner dans l’illimité et celle de choisir, en étant épaulé par un vendeur désireux de bien orienter son client: pas de doute, le magasin de demain sera un lieu social au sens fort du terme. Un lieu auquel contribueront modèles, mesures, et algorithmes.