Ayez les bonnes lunettes
Au début des années 1980, les automobiles japonaises commencent à envahir les rues des États-Unis au point d’inquiéter pour la première fois les tous puissants constructeurs automobiles américains. Les voitures japonaises étaient souvent mieux équipées, plus économes… et surtout moins chères. Lorsque la situation a commencé à devenir vraiment sérieuse aux yeux des américains, plusieurs dirigeants des principaux constructeurs automobiles US ont décidé d’aller voir comment faisaient leurs concurrents au Japon. Les Japonais les ont fort aimablement accueillis et leur ont fait visiter plusieurs de leurs usines.
À leur retour aux États-Unis, interrogé par un journaliste qui lui demandait s’ils avaient découvert le secret des Japonais au cours de leur voyage, un des dirigeants américains répondit alors : « on s’est fait avoir, ils nous ont fait visiter de fausses usines ! Cela fait 30 ans que je suis dans ce métier et je sais parfaitement qu’une usine sans stocks, cela n’existe pas. Eh bien il n’y avait aucun stock dans leurs usines. Je vous le dis, Ils nous ont fait une mise en scène, ils nous ont bien eus ! »
On voit le monde comme on peut le voir : les dirigeants américains n’étaient tout simplement pas capables de voir une usine sans stock fonctionner. Ils avaient pourtant bien visité de vraies usines, sans stock, et c’était là un des secrets des constructeurs japonais qu’ils n’ont pas été capables de voir : plus de stock dans les usines ! S’ils avaient été capables de voir cette autre réalité, ils auraient pu l’étudier, chercher à la comprendre et même s’en inspirer. Ce qu’ils ont fait des années plus tard en découvrant l’intérêt du système de juste à temps.
Nos croyances, nos habitudes, sont de véritables filtres, des lunettes, qui nous permettent de voir, d’analyser, de comprendre le monde qui nous entoure. Ces croyances, ces paradigmes, ces lunettes qui nous servent à voir le monde ne nous permettent plus de voir un monde qui a changé trop vite car elles ne sont plus adaptées à ce monde en pleine mutation. Nous ne sommes plus capables de voir les usines fonctionner sans stock.
Parmi les lunettes, les paradigmes, que nous utilisons pour voir et comprendre le monde, trois ont eu au cours des siècles une place essentielle : la spiritualité ou les religions, la philosophie et la science. Si pendant des siècles, la religion a été prédominante, la science a pris sa revanche au cours des 200 dernières années. Au point même d’avoir souvent éliminé les autres… Alors si la science a pris une si grande place dans notre manière de voir et comprendre le monde, le moins que l’on puisse faire, c’est vérifier que nos « lunettes » scientifiques sont bien à jour !
Eh bien, ces lunettes scientifiques sont parfaitement adaptées à un monde stable, proche de l’équilibre ou qui ne s’en éloigne pas trop. Elles sont également adaptées à un monde binaire, le vrai / le faux, le bien / le mal, etc. Mais le monde n’est plus stable. Il est sorti de l’équilibre, et dans bien des domaines, il est devenu turbulent et chaotique. Aussi est-il nécessaire d’abandonner une vision systématiquement linéaire et binaire et indispensable de développer à la place une vision adaptée à ce nouveau. Pour cela, je vous propose dans un premier temps de comprendre comment notre vision du monde est liée entre autres au paradigme scientifique de chaque époque. Observons pour cela les principales révolutions scientifiques.
Il est difficile de trouver une date de début, alors je vous propose comme début de l’aventure technique et scientifique l’invention de la roue. On peut dater celle-ci à environ 5 000 ans. On voit avec la roue d’ailleurs que les grandes révolutions scientifiques mettent parfois du temps à être comprises et à se diffuser puisqu’il aura fallu à peu près 5 000 ans pour en mettre sous nos valises !
Première révolution : combien de temps pour remplir votre baignoire ?
La première révolution scientifique majeure, c’est sans aucun doute Newton qui l’initie avec ce que l’on appellera la mécanique classique. Avec Newton, nous découvrons que la nature est compréhensible. Elle est aussi prévisible. Un des points essentiels de la mécanique classique, c’est que si l’on connait l’état d’un système (positions et vitesse de ses différents points) à l’instant initial, on peut calculer comment cet état varie au cours du temps et donc déterminer l’état de ce système à tout autre instant. C’est aussi pour cela que l’on parle de vision déterministe : si nous connaissons les conditions de départ, nous connaitrons les évolutions du système avec certitude. Le Cosmos est une immense machine dont nous pouvons comprendre et prévoir tous les aspects, toutes les transformations, toutes les évolutions dans un temps et un espace absolus.
Les principes de la mécanique classique, newtonienne, sont encore aujourd’hui le principal paradigme, les principales lunettes, que nous utilisons pour comprendre le monde. Et il faut bien reconnaitre que rien de mieux que la mécanique classique pour savoir combien de temps il faut pour remplir une baignoire ou déterminer quand deux trains vont se croiser. La plupart d’entre nous en maitrisent les principes essentiels. Surtout ceux qui ont des enfants encore scolarisés !
La mécanique classique est ainsi parfaitement adaptée pour analyser, comprendre et agir sur des phénomènes à l’équilibre ou proche de l’équilibre. Elle nous aidera par exemple à comprendre les différentes forces en jeu lorsque l’on étudie une table posée sur le sol (à l’équilibre). Elle nous permettra aussi de comprendre un système oscillant proche de l’équilibre, un balancier par exemple.
Dans de nombreuses expressions du langage courant, on voit bien comment notre pensée, notre vision du monde est influencée par la mécanique classique : « J’ai trouvé un bon équilibre », « C’est un déséquilibré », « Cela a toujours été comme ça, cela ne va pas changer maintenant », « Tout ça, c’est cyclique, cela reviendra », « Attention au retour de balancier », « La roue tourne », etc.
Deuxième révolution : tout est relatif !
Il y a un peu plus d’une centaine d’années, deux révolutions de la pensée scientifique vont se produire à quelques années d’intervalle : la relativité et la mécanique quantique.
Deuxième révolution scientifique majeure après Newton : la relativité avec Einstein. On apprend alors des choses étonnantes. Ainsi, rien ne peut aller plus vite que la vitesse de la lumière. Plus on s’approche de la vitesse de la lumière, plus le temps ralentit. Le soleil courbe les rayons de la lumière. Rien ne peut sortir d’un trou noir. Et ainsi de suite… Et surtout l’espace et le temps ne sont plus absolus comme nous l’avait énoncé Newton. Ils sont liés entre eux et peuvent être différents selon l’observateur. L’espace et le temps ne sont plus absolus, ils sont relatifs !
Einstein devient plus célèbre qu’une rock star. Même ceux qui n’ont pas compris ses théories de la relativité restreinte puis générale comprennent que le monde ne sera jamais plus comme avant. Les lunettes ont irrémédiablement changé et les conséquences de ces changements dépasseront parfois largement les domaines scientifiques. Et là aussi, le commun des mortels se réapproprie ce qu’il a compris, ou croit avoir compris, des théories de la relativité et l’utilise dans le langage comme lorsque l’on dit : « tout est relatif ».
Troisième révolution : un saut quantique
À peu près à la même époque (quelle époque !) se produit une troisième révolution de la pensée scientifique avec Heisenberg, Planck, Bohr, de Broglie, Born, Schrödinger, et d’autres qui vont initier ce qui gardera le nom de mécanique quantique. On continue à voir apparaitre des choses de plus en plus étonnantes pour le commun des mortels. Par exemple, on apprend que la lumière peut être onde ou particule. Ou encore, et à l’inverse de la mécanique classique et déterministe, que l’on ne peut pas connaitre à la fois la vitesse et la position de quelque chose. Ou encore, que la probabilité que je traverse un mur sans dommage pour moi et pour le mur n’est pas nulle (n’essayez pas chez vous, la probabilité n’est pas très élevée non plus…)
C’est l’entrée des probabilités dans le monde précédemment déterministe. Il est impossible de prévoir exactement quand et comment vont se produire certains phénomènes. Il est seulement possible d’en connaitre la probabilité. La relativité était déjà une révolution de la pensée mais au moins avait-elle eu la politesse de conserver la règle de cause à effet. Ce n’est plus le cas de la mécanique quantique qui la remet en partie en cause. Le hasard commence à faire sa grande entrée. Un autre mur de la pensée classique s’effondre. Et encore une fois, cela se traduit dans les expressions utilisées dans le langage courant, par exemple : « c’est un véritable saut quantique ».
Quatrième révolution : les théories du chaos
Dernière révolution scientifique majeure et la plus récente : les théories du chaos, des systèmes turbulents, des systèmes ou phénomènes non linéaires.
De quand date la théorie du Chaos ? Il est difficile de répondre. En effet, s’il est possible de dater facilement par exemple la création du mot « fractal » par Mandelbrot, de nombreuses pièces du puzzle avaient été observées longtemps auparavant par Poincaré bien sûr mais aussi Maxwell et même Einstein. Ainsi, au début de l’apparition des nouvelles découvertes dans le domaine de la théorie du chaos, peu de personnes ont su faire le lien. Les mathématiciens comprenaient une découverte en mathématiques, les physiciens une découverte en physique, les météorologues une découverte en météorologie, etc.
De la même manière, il est difficile d’attribuer l’invention des théories du Chaos à une seule personne comme pour la mécanique classique (Newton) ou la relativité (Einstein), ou à un nombre limité de personnes comme avec la mécanique quantique. Avec les théories du chaos, il n’y a plus unité de personne, de lieu, d’époque, ni même de domaine scientifique. On voit ainsi des personnes comme Poincaré, Lorentz, Feigenbaum, Yorke, Ruelle, Mandelbrot, Prigogine, etc. intervenir dans des domaines aussi différents et parfois éloignés que les mathématiques, la physique, la météorologie, la finance, l’hydraulique, la biologie, etc.
Aussi a-t-il fallu attendre l’apparition de véritables intégrateurs de la pensée, des spécialistes de la systémique et de l’épistémologie tels qu’Ilya Prigogine et Isabelle Stengens, Edgar Morin, ou Erwin Lazslo pour voir vraiment apparaitre la cohérence du tout et ses applications à l’évolution de notre vision du monde.
On peut aussi dire que si les précédentes révolutions scientifiques ont eu quelque chose d’assez linéaire et binaire (l’avant Newton et l’après Newton, l’avant Einstein et l’après Einstein), la théorie du chaos est plutôt apparue comme un puzzle « fractal » qui se met en place depuis une quarantaine d’année et va surement continuer à se déployer dans d’autres domaines. La théorie du chaos, que l’on datera finalement et un peu arbitrairement de la fin des années 1970, est une des premières évolutions de la science qui touche autant de domaines différents comme la finance, les prévisions météorologiques, ou encore des sciences plus récentes comme les neurosciences.
Pourquoi les théories du chaos sont-elles importantes pour vous ?
On peut dire que la mécanique classique est à échelle humaine. Elle permet d’analyser des systèmes et des phénomènes qui sont d’une taille pas trop éloignée de la taille humaine, ni trop petit ni trop grand. Dans ces derniers cas, on verra qu’elle ne fonctionne plus toujours aussi bien. La mécanique classique, linéaire, est ainsi parfaitement adaptée pour analyser des phénomènes à l’échelle humaine, pour comprendre et agir dans un monde à l’équilibre, ou proche de l’équilibre. Aussi, parce que, entre autres raisons, nous étions relativement peu sur Terre et communiquions assez peu comparé à aujourd’hui, les lunettes de la mécanique classique, newtonienne, étaient parfaitement adaptées. Nous allons voir que si la mécanique newtonienne reste idéale pour comprendre les systèmes et les phénomènes à l’équilibre ou oscillant en restant proche de l’équilibre, elle n’est plus du tout adaptée à un monde devenu chaotique et turbulent.
On notera par contre que la relativité et la mécanique quantique ne traitent pas vraiment de phénomènes à l’échelle humaine. Et d’ailleurs, la plupart d’entre nous sommes, me semble-t-il, loin de maitriser toutes ces notions. La relativité traite pour l’essentiel du très très grand et du très très rapide. Aussi, à moins que vous voyagiez à la vitesse de la lumière ou que vous habitiez à proximité d’un trou noir ce qui n’est pas le quotidien de la plupart d’entre nous, les nouvelles lunettes apportées par Einstein si essentielles qu’elles soient, y compris du point de vue philosophique et spirituel, ne vont pas nécessairement changer la compréhension de votre vie quotidienne. Il faut toutefois noter que les conséquences indirectes sont néanmoins bien réelles, avec l’énergie ou les armes nucléaires par exemple. On peut néanmoins simplifier en disant que la théorie de la relativité s’applique peu à l’échelle humaine mais plutôt à l’infiniment grand ou au très rapide.
La mécanique quantique traite quant à elle du très très petit. Et les lunettes qu’elle apporte, là aussi, si essentielles qu’elles soient, y compris du point de vue philosophique et spirituel, ne vont pas changer non plus la compréhension de votre vie quotidienne. Et comme pour la relativité, nous sommes de toute évidence peu nombreux à en maitriser tous les concepts. Cela n’est toutefois toujours pas dramatique non plus quant aux conséquences dans notre vie quotidienne du point de vue direct, même si cette fois les conséquences indirectes commencent aussi à être importantes, avec le transistor, le laser, etc. On peut simplifier en disant que les théories de la mécanique quantique s’appliquent directement peu à l’échelle humaine mais plutôt à l’infiniment petit.
Contrairement à la relativité et à la mécanique quantique les théories du chaos traitent de l’infiniment petit à l’infiniment grand… et cela inclut la dimension humaine. Aussi, elles peuvent nous aider à avoir de nouvelles lunettes pour comprendre notre monde chaotique.
Vous n’avez pas besoin de devenir expert des théories du chaos. Essayez seulement de vous en servir comme de nouvelles lunettes s pour voir, comprendre et agir dans notre monde complexe, turbulent, chaotique et en pleine mutation. Et un un bon début c’est de comprendre deux aspects des théories du Chaos : l’évolution des systèmes chaotiques et les images fractales.