La mobilité du futur avec Gabriel Plassat
Si vous vous intéressez aux transports en commun, aux transports privés, ou à la mobilité en général, soit un sujet des plus importants dans un monde interconnecté, ce billet est pour vous !
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Des systèmes, petits et grands
Étudiant ingénieur, Gabriel s’est rapidement spécialisé dans les moteurs et les carburants. Il a toujours eu un certain intérêt pour les systèmes, ce qui peut paraître assez abstrait quand on n’est pas familier de la cybernétique, mais a en réalité beaucoup d’applications. À la base, un moteur est un système de petite ou moyenne échelle qui vise à convertir un carburant en énergie ou en mouvement, et la notion de moteur à elle seule peut s’appliquer bien au-delà des frontières de la mécanique (ou du vivant).
Ses premiers résultats dans ce domaine ont permis à Gabriel de décrocher un poste chez PSA, le propriétaire de Peugeot et de Citroën, avant de s’envoler pour les États-Unis afin d’y assurer un rôle de project leader chez le fabricant de moteurs BorgWarner.
Cependant, Gabriel s’est laissé rattraper par sa curiosité et s’est retrouvé à délaisser les moteurs pour des systèmes plus larges. À savoir, des systèmes sociaux. Le sens ou la vision holistique peut s’appliquer autant à de petits moteurs qu’à de vastes organismes sociaux. C’est ainsi que Gabriel est rentré en France pour y assurer des missions à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), un établissement public dont le nom indique plutôt bien la fonction, où il travaille toujours aujourd’hui.
« Sur les dix dernières années, j’ai étudié la mobilité comme un système », me confie-t-il. Ce qui lui a laissé le temps de remarquer que les problématiques majeures du domaine étaient toutes liées à un même objet : la voiture à essence. Beaucoup de gens sont automobilistes et la plupart s’en servent seuls. D’où, affirme Gabriel, plusieurs problèmes.
- D’abord, une dépendance massive envers les énergies fossiles, dont les stocks sont non-renouvelables et qui deviendront probablement trop coûteuses pour un usage quotidien ou domestique lorsque leur disponibilité s’amenuisera ;
- une pollution atmosphérique considérable ;
- des embouteillages et des congestions chroniques
- les difficultés d’accès à toute forme de mobilité pour certaine personnes
Le dernier de ces problèmes est encore complexifié par la distance entre lieu d’habitation et lieu d’emploi. Beaucoup de gens vivent loin de là où ils travaillent ou pourraient travailler. Combiné avec la congestion ou le manque de mobilité potentielle, cela rend la vie difficile autant aux travailleurs, obligés de passer des heures chaque jour sur la route ou dans les transports en commun, qu’aux employeurs dont le pool de recrutement est trop étroit.
La désorganisation de l’ensemble du système et le caractère non-optimal de l’usage classique de la voiture à essence seraient d’autant plus marquant que « nous disposons déjà de systèmes très performants », souligne Gabriel. Considérée seule, la voiture à essence d’aujourd’hui est déjà un système efficient. Seulement, elle est mal utilisée : en moyenne, chaque trajet en voiture ne transporterait que 1.2 individu, soit beaucoup moins que les 4 ou 5 places disponibles dans la voiture. « Il y a un problème d’intelligence collective. » Les gens doivent être mieux guidés, ou davantage motivés, pour se coordonner optimalement.
Le futur est (et sera) électrique
Les projets de transport futuristes abondent. Certains, comme le « bus volant » chinois, un véhicule mi-tramway mi-pont flottant capable de transporter des milliers de personnes au-dessus des voitures, font rêver. Mais Gabriel insiste sur le fait que nous puissions déjà faire beaucoup avec la technologie et les modes d’organisation déjà existants.
Les voitures électriques, notamment, ont souvent été présentées comme une grande nouveauté par les médias. Pourtant, cela fait longtemps que la technologie du moteur électrique est maîtrisée, et les voitures entièrement électriques existent depuis plusieurs décennies.
Dans les années 1960, Ford a construit un protoype tout électrique, le Comuta, un véhicule de petit gabarit où l’on pouvait mettre jusqu’à deux adultes et deux enfants. Le véhicule pouvait parcourir en autonomie jusqu’à 60 kilomètres avec une vitesse de 40 km/h. Plus tôt encore, pendant l’Occupation, le rationnement de l’essence a motivé le jeune ingénieur Paul Arzens à concevoir une automobile qui n’en aurait pas besoin. Cela a donné un véhicule original et intelligent : deux sièges, trois roues, un châssis tout léger fait d’aluminium et de plexiglas, avec une forme d’œuf qui lui a valu le surnom d’« œuf électrique ». Quand la plupart des civils étaient réduits à dépendre de transports en commun rationnés, Arzens roulait silencieusement dans Paris avec ce qui semblait droit sorti d’un film de science-fiction. Selon lui, l’Œuf pouvait voyager en autonomie sur une centaine de kilomètres à 70 km/h, ou à 60 kmh/ s’il transportait deux passagers.
Les systèmes que nous considérons comme récents aujourd’hui portent la marque de ces « vieilles » créations. Les Comuta n’ont jamais été utilisées par le grand public, mais les voitures de l’Autolib’ parisien, que l’on loue pour un trajet intra-citadin relativement court et qu’on laisse à recharger près de sa destination, font exactement ce qu’un réseau de Comuta stratégiquement placées aurait pu faire. Quant à l’Œuf d’Arzens, aujourd’hui exposé à la Cité de l’Automobile de Mulhouse, il ressemble beaucoup aux Smart vendues en grande pompe dans les années 2000.
Si ces Smart font déjà beaucoup pour les trajets en ville, notamment lorsqu’il s’agit de se garer sur un créneau minuscule, Gabriel estime que leurs équivalents partagés et loués se rapprochent bien davantage de l’optimum. Remplacer la voiture privée, qui prend de la place dans un parking, qu’on relie encore trop souvent à la symbolique ou au statut social de son propriétaire, par une flotte de voitures publiques-privées non polluantes permettrait des transports encore plus économes en espace et en maintenance.
« Chacun devrait utiliser le transport en commun autant que possible », avance Gabriel. L’énergie y est dépensée de façon beaucoup plus efficiente, avec plus de gens transportés et une plus grande distance parcourue par unité d’énergie dépensée. Le transport en commun a aussi l’immense avantage d’être beaucoup plus souvent électrique – et donc beaucoup moins polluant. Pour de plus petites distances ou des trajets plus personnels, « il faut considérer les différents types de mobilité, les besoins, et le meilleur mode de transport pour chacun » : trottinettes, hoverboards, vélos électriques devraient contribuer à faire ce pourquoi beaucoup se sont mis à la Smart.
Plus que l’hydrogène, donc, ce sera l’électricité qui devrait gagner le titre de remède-miracle face à quasi tous les problèmes de mobilité. La généralisation de l’électrique signifie moins d’émission de gaz à effets de serre et une transition vers l’ère de l’après-pétrole. Sur les questions de coût ou de faible autonomie, Gabriel est tout à fait optimiste. Les États-Unis et la Chine luttent pour devenir leader mondial du transport électrique, et cette rivalité, associée à des économies d’échelle, devrait tirer le prix des batteries vers le bas. Gabriel fait également remarquer que, en l’absence de l’encrassement dû à la combustion de l’essence, les moteurs électriques ne demandent qu’une très faible maintenance tout en ayant une espérance de vie très supérieure, ce qui permettra un amortissement progressif de l’investissement de départ.
« Dans les années 80 », se rappelle-t-il, « on travaillait sur des projets de voitures consommant 2 ou 3 litres aux 100 km. Ça fait longtemps qu’on a les technologies pour changer les choses. Maintenant, le but, c’est de fabriquer le maximum de voitures électriques et de mettre un maximum de gens dedans ! »
Une gestion intelligente des transports
L’immense majorité des automobilistes restent néanmoins propriétaires de voitures à essence tout ce qu’il y a de plus classique. Rien n’indique que cela changera rapidement. En attendant, Gabriel estime qu’une généralisation du covoiturage aura déjà un impact important. Si le 1.2 utilisateur moyen par voiture et par trajet passait à 2, la différence serait visible à l’œil nu dans les rues. Mais justement, ajoute-t-il, ce n’est pas une solution suffisante.
« Quand le covoiturage fonctionne bien, ça roule mieux. » Voyant leurs rues débarrassées des embouteillages, les gens se mettraient à utiliser de nouveau leur voiture comme avant, ou déménageraient plus loin de leur lieu de travail, ce qui provoquerait à nouveau embouteillages et parkings pleins.
Pour éviter ce phénomène, Gabriel avance une solution que la ville de Paris a mise en place depuis longtemps. À chaque fois que la circulation se fluidifie, on lui soustrait de l’espace, qu’on réalloue aussitôt à des voies de bus et taxi ou à des pistes cyclables. Les décideurs doivent donner un coup de pouce au vivre-ensemble. L’espace n’étant pas extensible, il s’agirait d’encourager les gens à en utiliser moins, d’où l’emphase mise sur les trottoirs, pistes cyclables et transports en commun. Cette approche « d’en haut » n’est pas toujours très favorable aux libertés individuelles, mais d’un point de vue holistique, les efforts de chacun permettraient d’approcher l’optimum et de mieux vivre les uns avec (plutôt que sur) les autres. « Si le système est bien géré, on peut consommer jusqu’à 4 fois moins d’énergie », assure Gabriel.
Afin d’articuler les réflexions et les moyens autour de la mobilité, Gabriel est en charge d’une initiative publique-privée, la Fabrique des Mobilités. « Nous cherchons à constituer un réseau pour tous les acteurs du terrain. » Soucieuse d’aider les entrepreneurs, la Fabrique produit et répertorie des communs – un ensemble d’informations ou d’outils allant du suivi trafic en temps réel aux plans de pistes cyclables en passant par des programmes open source. À partir de là, les entrepreneurs sont encourager à mutualiser leurs ressources et à travailler en synergie.
L’idée n’est pas évidente : parmi les acteurs de la mobilité, on trouve des PME, voire des TPE, à côté de multinationales ou encore d’administrations publiques. Chacun diffère notablement des autres, tant par sa perspective que par ses intérêts. Comment mutualiser une start-up et un requin de l’automobile ?
On n’échoue à la mutualisation, répond Gabriel, que quand on tente d’agir en partant de principes généraux. Quel que soit le but visé, cela rate si on essaye d’imposer une théorie préétablie sans égards pour les acteurs. Ce qui fonctionne, c’est « créer des communautés d’intérêt à petite échelle. Autour du vélo, du covoiturage, de l’accessibilité pour les personnes handicapés… l’essentiel est que les gens partagent un intérêt spécifique. Souvent c’est un intérêt local. »
Outre les transports en commun, les véhicules électriques et le covoiturage, Gabriel suggère d’autres options potentiellement très intéressantes (toujours au point de vue systémique) :
- Travailler chez soi. Si davantage de gens télétravaillaient, « mettons juste un jour par semaine et par personne », on consommerait et on polluerait beaucoup moins.
- Travailler près de chez soi. Pas toujours facile, en particulier quand on change souvent de lieu de travail, mais lorsque c’est possible, cela aiderait à passer sur un moyen de transport écologique comme le vélo.
- Commander davantage sur Internet. Moins de voyages au centre commercial ou autres virées shopping, moins de pollution. D’un autre côté, cela implique davantage de livraisons, donc un transfert de la responsabilité écologique sur les transporteurs. Une bonne nouvelle si l’on considère que les livraisons seront plus faciles à suivre et à optimiser que les trajets de millions de personnes.
Comment contribuer au changement ?
Le plus gros problème, affirme Gabriel, est la place que l’automobile conserve dans l’inconscient collectif. Lui l’attribue à la propagande des fabricants de voiture. « Pour chaque voiture achetée, il y a 1500 euros qui sont investis dans les campagnes de publicité. » Les clips télévisés suggèrent encore et toujours qu’avoir une voiture, c’est être libre, indépendant, prouver qu’on a réussi socialement. Une alternative reste à concevoir : vélos, bus et autres moyens de transport économes en espace et en énergie doivent devenir le rêve de demain. « Nous avons besoin d’un narratif » capable de motiver et d’influencer le plus grand nombre.
Allons-nous voir émerger de nouveau Edward Bernays, qui feront rêver de transport en commun ? Le covoiturage a déjà commencé à marquer des points : en peu de temps, le Français BlaBlaCar est passé de réseau social local à numéro un mondial du covoiturage. Une preuve que des changements fondamentaux peuvent se faire rapidement et efficacement.
Gabriel applique ce qu’il prône. Non seulement il ne possède pas de voiture, mais il a mis un chariot derrière son vélo électrique afin de déposer ses filles à l’école le matin. « Je peux tirer jusqu’à 150 kgs comme ça », précise-t-il. Soit un moyen plutôt créatif de satisfaire un besoin encore largement assuré par la voiture.
Si on veut contribuer par soi-même au changement, sans attendre qu’une quelconque autorité nous prenne par la main, la meilleure chose à faire serait de mettre ses besoins à plat et d’y chercher des solutions. Souvent, on se sert de sa voiture pour aller au travail ou faire des courses, alors qu’on pourrait utiliser autre chose. « Une fois qu’on est conscient de ses besoins », qu’on n’y répond plus par automatisme, « on considère des alternatives beaucoup plus facilement. » Par exemple, du covoiturage, ou un vélo électrique avec un chariot. « Les psychosociologues disent que les gens agissent d’abord, puis créent un narratif ou une théorie a posteriori pour justifier leurs nouvelles habitudes. »
Moralité : si on veut polluer moins, utiliser moins d’espace ou aider des défavorisés de la mobilité, « agissez d’abord, parlez ensuite ». Si personne ne fait grand-chose autour de soi, agir le premier peut permettre de devenir un « ambassadeur » pour un moyen de transport plus durable. Un autre moyen d’agir à considérer serait le jeu des challenges. On se jure de ne pas utiliser sa voiture pendant une semaine, ou un mois, et en suivant cette règle contraignante on se retrouve obligé de s’investir davantage dans des alternatives.
Trois conseils pour le futur
Alors que notre rencontre s’achemine vers sa conclusion, je pose à Gabriel ma proverbiale question de fin. Quels conseils donnerait-il à quelqu’un qui voudrait être prêt pour le futur ?
Ses deux premiers conseils recoupent ce que d’autres invités m’ont déjà dit, mais son troisième, aussi simple qu’il soit, me frappe davantage par son originalité :
- Testez de nouvelles choses. Expérimentez, et quand ça marche, continuez !
- Lisez beaucoup, soyez ouvert à ce qui vient, même à des approches radicalement nouvelles
- Le plus important, partagez vos expériences, donnez votre témoignage et discutez de ce que vous avez vu ou vécu.
Pour en savoir plus sur les travaux de Gabriel Plassat en matière de mobilité, retrouvez-le sur la Fabrique des Mobilités ou sur son blog Transports du futur.